Cette fois-ci, c'était la bonne, Anay le savait. Elle ne pouvait plus reculer, elle était en route pour la ferme qui l'avait vue grandir. Elle avait quitté Istralis sur une décision hasardeuse imposée par un dent-de-lion, et était ainsi sortie de sa cachette forestière. Elle avait rebroussé chemin, reprenant la route vers Arswalt, avant de bifurquer sur l'un des sentiers qui traversaient les campagnes arswaltiennes.

Chaque pas qui la rapprochait de son ancien foyer se faisait péniblement. Non pas à cause de ses blessures qui peinaient encore à cicatriser, dues à sa rencontre précédente dans ces mêmes campagnes avec un cornu et un cerbère. Chaque pas lui était pénible en raison de cette énorme boule d'angoisse qui lui torturait l'estomac. Elle appréhendait les retrouvailles, et il fallait dire qu'elle ne s'attendait pas à être bien reçue, compte tenu la manière qu'elle avait eu de les quitter.

C'était là. La mercenaire n'avait plus qu'à grimper au sommet de cette basse colline, et elle retrouverait le panorama de son enfance. Plus que quelques pas, et elle saurait quoi penser de ces songes qu'elle ne pouvait plus ignorer. Une fois au sommet, Anay reçut une claque de nostalgie. La ferme n'avait pas bougé depuis tous ces mois. La partie habitable était toujours dans un état modeste, à la différence que certaines tuiles du toiles avaient été - enfin - changées. Avec une attirance qu'elle n'expliquait pas, elle se dirigeait plutôt vers l'étable, et fut heureuse de constater que tout était à sa place, tout était comme elle l'avait laissé. Combien de temps avait-elle passé sous ce préau, à « s'entraîner » pour devenir une guerrière du Fléau ? Elle sourit d'amusement en se saisissant de la fourche qui l'avait aidée à simuler une épée. Cela n'avait pas été du temps perdu, mais cela n'avait jamais vraiment été utile : de près ou de loin, cet instrument agricole n'avait strictement rien à voir avec son arme actuelle, ni même la précédente en bois, d'ailleurs. C'était exactement la même sensation lorsqu'on se rappelait les jeux d'enfant, où on prétendait être la maman qui cuisine pour son époux, à base de bouillasse et de mauvaises herbes dans un couvercle de tonneau : rien ne va, et rien ne ressemble à la réalité, mais l'intention est là.

Les yeux brillants, et à contre-cœur, elle s'en allait pour signaler sa présence auprès de ses parents adoptifs lorsqu'un cri perçant et aigu lui transperça les tympans avant qu'une masse fonce sur elle et l'enveloppe. Anay écarquilla des yeux, littéralement envahie par des senteurs qu'elle avait oubliées : le parfum de celle qui l'avait élevée et qui l'enlaçait de ses bras chaleureux.

- Enfin, tu es revenue ! lui susurra-t-elle à l'oreille. Comme je suis contente de te revoir ! Viens, entre, j'ai fait à manger.

Et la mercenaire fut entraînée malgré elle à l'intérieur de l'habitation, sans avoir l'occasion de dire quoi que ce soit. Sa mère d'adoption l'installa sur une chaise en bout de table, qui d'ordinaire était réservée au chef de famille, et se lança dans des monologues rapides, sans aucun lien logique entre eux, comme si elle voulait combler tout ce long silence, passant de coq à l'âne. Anay n'écoutait pas vraiment, à dire vrai. Elle était plutôt attendrie en redécouvrant cette décoration dans la pièce de vie, alors qu'avant son départ elle ne pouvait plus la voir en peinture. Ces couronnes de fleurs séchées suspendues sur cette partie du mur, les ustensiles de cuisine qui pendaient au plafond trop bas, les sculptures hideuses sur bois que réalisait son père ... tout autant d'éléments qu'elle n'avait pas eu conscience qu'ils allaient lui manquer.

Tout à coup, de lourds pas s'approchèrent puis tambourinèrent sur le bois du sol. L'homme de la maison venait de rentrer, et lorsqu'il vit Anay installée à l'intérieur, il se figea. A son air sévère, la jeune mercenaire hocha de la tête.

« Bonjour, père », le salua-t-elle.

Il grogna.

- Heureux de voir que tu as retrouvé la raison, maugréa-t-il en se laissant tomber sur la première chaise venue.

A cela, Anay grinça des dents. Non, non, il ne fallait pas qu'ils pensent qu'elle rentrait au bercail définitivement.

- C'était couru d'avance, ce n'était qu'une question de bon sens que tu rentres à la maison. Débarrasser Naggaroth du Fléau. Tss. Tu vois ? Je t'avais dit qu'elle n'y arriverait pas ! ajouta-t-il ensuite à son épouse.

Le poing de la jeune femme se serra sous la table. Évidemment, elle ne s'était pas attendue à un accueil des plus chaleureux, mais que même son père d'adoption n'ait jamais eu foi en elle, ne fit que confirmer qu'elle avait fait le bon choix en partant d'ici.

« Navrée de vous décevoir, mais il n'en est rien. Et pour éviter tout nouveau malentendu, je suis ici pour d'autres raisons. »

- Oh ? Tu ne reviens pas à la maison ? demanda sa mère, déçue.

Anay hocha négativement la tête.

« Je suis une Élue de l'Arbre de vie », laissa-t-elle tomber sans préambule, « ma mission est loin d'être terminée, et pour l'instant, je me flatte d'être plutôt douée dans ce que je fais. »

Son père ricana dans ses dents tout en désignant de l'index son avant-bras emballé de bandages.

- C'en a tout l'air, oui.

La blonde contracta ses mâchoires. Évidemment, il fallait qu'il remarque ses blessures récentes ... Elle ressentait incommensurable envie de se lever et de partir plutôt que de rester là à subir le jugement de ces personnages, mais elle n'était pas là pour le plaisir, ni pour une réunion familiale. Elle était ici dans un but précis. Qu'elle se presse, ainsi, elle serait plus vite libérée de ce moment désagréable.
Anay sourit.

« Combattre le mal n'est pas chose aisée », répliqua-t-elle simplement. « Je suis ici parce que j'ai quelque chose à vous demander, j'ai besoin d'une information précise. Je ne vous imposerai pas plus ma présence, après cela. »

- Tu es ici chez toi, Anay, voyons ! s'exclama sa mère. Reste aussi longtemps que tu le veux !

Et la mercenaire se souvint brutalement. Ah, oui. Quand on y réfléchissait bien, il était vrai que ses parents fermiers avaient probablement payé cette ferme avec l'argent qui leur avait été donné en plus de sa modeste personne. Même si ce n'était pas ce qu'avait voulu dire sa mère adoptive, elle se rappela ce détail.
Son père se leva, de mauvaise humeur.

- Ta mère répondra à tes questions. Moi, je n'ai pas le temps pour ça.

Et il s'en alla retrouver son champ. En un sens, Anay était peinée qu'il réagisse ainsi, mais elle n'y pouvait pas grand chose. En quittant le cocon familial, elle imaginait aisément les avoir blessés. Normal que son père, un homme fier à qui elle ressemblait bien plus qu'il n'y paraissait, soit si distant.

- Pardonne-le, lança de but en blanc sa mère. Il avait bon espoir de te voir revenir à la ferme, après ce qui s'était passé à l'arène ...

Anay arqua un sourcil.

« A l'arène ? Comment ça ? »

Elle n'était pas sotte au point d'ignorer qu'elle faisait allusion à sa déconfiture face à Mélaskholès, c'était la seule et unique fois où elle s'y était présentée. Il était seulement très étonnant que ses parents en aient entendu parler, pour la simple et bonne raison qu'ils ne rendaient jamais à la capitale, et que les nouvelles quittaient rarement l'enceinte d'Arswalt pour se répandre comme une traînée de poudre. Pas les exploits en arène, en tout cas. Alors, comment étaient-ils au courant ?

- Eh bien, un homme est passé chez nous, l'autre jour. Il nous a appris que tu y avais mené un combat, et que tu avais perdu.

Un homme ? Comment ça un homme ? Qui était-il ? Que voulait-il ? A quoi ressemblait-il ? Était-il sur ses traces ? Autant de questions qui se bousculaient dans sa tête. Mais la plus importante était celle qui attendait sur le bord de ses lèvres.

« Que cherchait-il en venant vous voir ? » questionna-t-elle.

Sa mère put à son tour étonnée qu'elle s'en soucie.

- Toi, bien sur ! C'était probablement un de tes amis.

Un ami ? Elle n'en avait aucun. Il y avait bien Mélaskholès, mais bien loin d'être un véritable ami, disons qu'il était davantage une connaissance dont lui suscitait le genre d'affection qu'on pouvait éprouver envers un chiot, rien de plus. Il aurait été très étonnant que Mélas' cherche à la joindre, qu'il sache exactement où la trouver alors qu'elle n'avait pas donné son adresse - et même si elle l'avait fait, elle lui aurait plutôt indiqué l'auberge où elle résidait quand elle était à la capitale, pas la ferme de ses parents - et en admettant qu'il l'eut eue, pas sûr qu'il aura réussi à trouver l'endroit, compte tenu de son piètre sens de l'orientation.

Non. Impossible qu'il puisse s'agir de lui. Alors, qui ?

Anay aurait pu demander plus de précisions à sa mère, comme le nom de cet homme pour peu qu'il le lui ait donné, ou à quoi il ressemblait afin qu'elle se fasse une petite idée de l'individu, mais là n'était pas l'urgence. Elle n'était pas venue ici pour boire une tisane, et discuter des dernières visites à la ferme, elle était venue pour résoudre une énigme que ses songes avaient éveillée.

« Dis-moi ... », commença-t-elle, « vous m'avez bien dit qu'à l'origine, je suis fille de la bourgeoisie, n'est-ce pas ? »

Alors que sa mère d'adoption s'affairait à sa cuisine, celle-ci tressaillit en étouffant un petit cri étranglé et en faisant tomber un ustensile au sol. Apparemment, le fait qu'elle en reparle n'était pas une bonne chose ... Et selon Anay, c'était bien là le signe qu'il y avait encore un non-dit qu'elle ignorait.

- O-oui, c'est ça, lui répondit-elle en lui tournant obstinément le dos.

« Mes parents se sont débarrassés de moi en vous payant et en me confiant à vos bons soins, m'avez-vous dit, tous les deux. Mais, je me demandais ... quel âge j'avais exactement quand je suis venue ici ? »

Un silence très pesant s'installa. La femme qui l'avait élevé semblait ne pas avoir entendu la question alors qu'elle remplissait les gamelles de bonnes louchées de sa préparation, avant de revenir tranquillement s'installer à table dans un sourire.

- Je ne sais plus exactement, quelques mois je pense, finit-elle par répondre devant le regardant insistant de sa fille.

Mais Anay n'était pas dupe. Son interrogation mettait mal à l'aise, et le fait que sa mère soit devenue si nerveuse ne pouvait indiquer que le mensonge.

« Vraiment, maman ? Que quelques mois ? Je t'en prie, arrête de me raconter des histoires. Toute ma vie, vous n'avez fait que me cacher les choses les plus importantes de ma vie. Tu ne crois pas qu'il est temps de me dire la vérité, à présent ? A quoi ça te sert de prétendre que je n'étais encore qu'un bébé quand vous m'avez adoptée ? »

Sa mère baissa les yeux, de plus en plus embarrassée, puis haussa les épaules.

- Pourquoi te dire la vérité, si tu la connais déjà ? Oui. Oui, tu étais plus âgée quand tu nous as été confiée. Ton père voulait le dire le jour où tu as appris pour ta naissance, mais pas moi. Cela t'aurait fait encore plus du mal. C'est vrai ! ajouta-t-elle devant Anay qui levait les yeux au ciel. C'est plus facile de se dire que ses parents n'ont pas pu assumer ton arrivée parce qu'ils étaient trop jeunes, inexpérimentés, mal fortunés ou que sais-je ? Mais plus âgée ... c'est plus dur.

Anay soupira longuement. Ainsi, ses rêves ne l'avaient pas détrompée, et elle avait eu raison de ne plus les ignorer. Cette cour blanche, cette enfant blonde, les gens tout autour d'elle qui l'observaient et la surveillaient. Tout était vrai. Tout n'était que souvenirs.

« Quel âge j'avais ? »

- Je ne sais plus exactement, huit ? Peut-être dix ans ? Si, je te jure que c'est la vérité cette fois, Anay ! ajouta-t-elle devant le regard accusateur de la blonde. Tu avais une belle bosse sur la tête et ...

Elle n'eut pas le temps de terminer sa phrase que de grands cris se firent entendre à l'extérieur. Le père d'Anay insultait et injuriait aller savoir quoi. Curieuse et intriguée par ces grands éclats de voir, la mercenaire se leva et fit quelques pas sur le porche pour voir de quoi il retournait. Son père était à l'orée de son champ, et menaçait quelque chose au loin, de sa pelle. Des traits de feu furent lancés et embrasèrent les cultures comme un seul fétu de paille. Se saisissant de son épée et de son bouclier laissés à l'entrée, Anay s'arma et courut auprès de l'homme.
Quelle bêtise venait-il de faire ... Il croyait repousser l'envahisseur alors qu'il ne faisait qu'attirer sa haine. Un cerbère.

L'homme s'acharnait de son instrument pour tenter de repousser la bête qui s'essayait à le mordre, et pour chaque coup esquivé, il crachait des gerbes enflammées partout. Si son père n'arrêtait, et si elle n'intervenait pas elle-même, toutes les récoltes familiales partiraient en fumée.
Un nouveau cri retentit derrière elle, et lorsque la mercenaire se retourna, toute la maisonnée était en feu, sa mère coincée à l'intérieur. Le cerbère n'était pas venu seul, il avait un congénère qui l'accompagnait.

Spoiler:

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'Combat (facile)' :

Pétrifiée, Anay ne savait pas quoi faire, mais une chose était certaine, si elle ne se décidait pas rapidement, ses parents adoptifs mourraient. Atterrée et impuissance, elle regarda l'habitation prendre flamme à grande vitesse, sa mère piégée à l'intérieur. Un nouveau cri retentit, plus plaintif, plus douloureux encore, puis le silence s'installa et ne fut rompu qu'au bruit des flammes qui rongeaient la structure en bois.

La mercenaire contint toutes les émotions qui la submergeaient tout à coup, et tâcha de ne pas rester concentrée sur le constat qu'elle venait de faire à savoir que sa mère n'était plus. Le cerbère responsable de l'incendie avait disparu de son champ de vision, momentanément, elle en était certaine, mais pour l'heure elle était tranquille. Elle se retourna vers son père, et s'empressa de le rejoindre. Le cerbère, énervé, se jeta sur l'homme qui, distrait par l'arrivée imminente de sa fille adoptive, ne put l'esquiver et tomba à la renverse sous le poids de l'animal.

Anay força l'allure comme elle put, prenant ainsi un élan considérable. Ses yeux brûlaient et brillaient d'une humidité qui commençait à poindre, mais elle ne s'arrêta pas pour autant, même lorsqu'elle vit le cerbère déchiqueter violemment sa proie sous ses yeux. Arrivée à sa hauteur, la blonde repoussa la bête de son bouclier, la projetant sur plusieurs mètres. Elle attendit un peu, pour voir si elle allait se relever, et, quand il fut à peu près certain que le choc lui avait brisé la nuque et que son cadavre explosa pour ne laisser qu'une flamme éternelle, ne lui causant que peu de dommages protégée derrière son bouclier, elle abandonna épée et bouclier pour s'agenouiller en vitesse auprès de son père et de s'enquérir de son état. Baignant dans son sang, de profondes lacérations au niveau de la gorge et du torse, il n'avait pas été épargné. Anay le souleva délicatement et déposa sa tête sur ses cuisses. L'homme jeta un regard effrayé à sa fille avant qu'ils ne finirent par se voiler définitivement.

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