Une fois son initiation terminée, si on pouvait appeler ça ainsi, Mashoga admit être un peu désorienté. Il avait très bien saisi l'essence de sa mission, mais ne savait pas par où commencer. Il avait depuis intégré une guilde, espérant y trouver des compagnons le guidant mais malheureusement, il n'avait croisé que le Gros Didier qui avait semblait-il une affaire urgente à régler si bien qu'il n'avait pas été des plus explicites. Le jeune homme en profita pour flâner dans les rues, de son éternelle démarche assurée.

Il découvrit une multitude de tavernes et lui vint alors le désir de s'arrêter dans l'une d'entre elles. Il n'hésita pas à poursuivre ses recherches, se doutant que dans une telle ville on pouvait en trouver à chaque coin de rue. Il voulait un endroit propre tout en souhaitant y rencontrer la population. Il finit par trouver une charmante taverne, propre où il faisait apparemment bon vivre d'après les voix qui en sortaient. Il replaça sa cape sur ses épaules, tirant davantage un côté pour se couvrir la poitrine. Il resta ainsi, la main contre sa poitrine et pénétra les lieux.
On pouvait ressentir une forte chaleur, émanant aussi bien des fourneaux que des hommes qui s'y trouvaient. L'odeur, elle aussi, laissait deviner ce qu'on cuisinait ici tout en indiquant une forte présence masculine. Il saisit quelques regards interloqués mais fit mine de les ignorer. Il savait quel effet il produisait et aimait cela. Il pouvait aussi bien ressentir leur confusion que leur désir primaire pour certains que l'alcool n'aidait pas à distinguer clairement la réalité.

Il finit par trouver un tabouret libre, à même le bar. L'homme assis juste à côté le vit arriver et poussa ses affaires pour que Mashoga puisse s'installer.
« C'est que je prends de la place... euh... » Il ne finit pas sa phrase, ne sachant comment l'appeler. Intrigué, Mashoga s'assit tout en scrutant les traits de son visage. Il pouvait voir qu'il s'interrogeait, mais cela ne dura qu'un bref instant. Apparemment cet homme ne portait aucune importance à qui s'asseyait à côté de lui et savait apprécier toute compagnie qui s'offrait à lui.
« Je vous remercie, dit-il doucement. Tavernier ! Je vais prendre la même chose que cet homme ! »

On lui apporta alors une pinte. Mashoga but la moitié en seulement quelques gorgées et se délecta de sa saveur. Depuis son départ quelque peu précipité, il n'avait pas encore pris le temps de profiter des bonnes choses.

« C'est de la bière, ça vous monte vite à la tête ! Prenez garde tout de même, lui conseilla son voisin.
- J'espère que vous dîtes vrai. J'aime les bonnes choses ! » Sur ces mots, il finit sa pinte et en réclama une nouvelle.

L'alcool aidant, le jeune homme entra avec facilité dans la peau de son personnage. Il échangea des banalités avec son partenaire de boisson jusqu'au moment où celui-ci lui demanda ce qu'une personne comme lui venait faire à siffler de la bière dans un tel quartier à Arswalt. Mashoga ne répondit pas tout de suite, se posant lui-même la même question. Pouvait-il dire qu'il était un élu ? Sa mission était-elle secrète ? Il n'avait aucune information quant à ce sujet. Dans le doute, il prit la sage décision de trouver l'équilibre entre la vérité et le mensonge. « Je suis venu chasser le corbeau » Et il se mit à rire, amusé de la réaction de l'homme à qui il s'adressait. Ce dernier ne savait si c'était une plaisanterie ou non. Malgré ça, il ria à son tour.

Pendant tout ce temps, Mashoga en avait profité pour observer tout autour de lui. Il n'aimait pas se sentir en milieu inconnu et il était dans ses habitudes de recueillir le maximum d'informations sur son environnement. Cela était presque une seconde nature chez lui. Il n'avait toutefois pas grand chose à dire. En effet il n'y avait absolument rien d'extraordinaire outre une jeune femme aux cheveux dorés. Elle sortait du lot par son accoutrement que les femmes portaient rarement. Il suffisait de voir la femme du tavernier avec sa longue robe et son ruban dans les cheveux. En réalité, mis à part ces deux femmes Mashoga n'en vit aucune.

Enivré, il leva sa chope vide et s'adressa une fois encore au tavernier, annonçant cette fois-ci : « Tournée générale ! ». Il se mit à nouveau à rire lorsqu'il vit les yeux exorbités de son voisin à qui il ajouta « Ça paye de chasser le corbeau ! »

Une montagne de peaux de sanglier sur l'épaule, Anay était rentrée à Arswalt au terme de sa semaine d'exil en solitaire dans la forêt du grand noyé. Il était temps pour elle de vendre ce qu'elle avait dépecé, et elle espérait bien qu'elle en tirerait un bon prix, compte tenu de tout le mal qu'elle s'était donné pour les massacrer. Dans la rue, tout le monde regardait la mercenaire comme une sorte d'ours blond qui progressait, avachi et grognant, dans la cité civilisée. Elle faisait tâche, et elle le savait. Essayant malgré tout de faire abstraction de ces regards et ces murmures sur son passage, elle avait poussé la porte du premier commerçant qu'elle trouva sur sa route, et déposa le lot de peaux au sol.

« Combien pour ces peaux, brave homme ? »

Le marchand se dressa sur la pointe des pieds pour voir par dessus le comptoir, et pinça des lèvres. C'est d'une voix particulièrement nasillarde qu'il lui répondit avec dédain que non seulement il n'achetait pas ce genre de marchandises, mais qu'en plus, personne dans Arswalt n'en voudrait jamais. Le sol sembla se dérober sous ses pieds à cette annonce, mais Anay garda espoir. Peut-être que les tailleurs de la cité pouvaient en faire quelque chose, une veste, un manteau, des chaussures, c'est que la toison épaisse d'un sanglier n'était pas si évidente que cela à transpercer, cela devait être un avantage pour les Élus ! Mais une fois encore, le marchand lui assura que non. La seule chose qu'il était possible de prendre, et donc de revendre, sur un sanglier était ses défenses.
La blonde poussa un soupir d'exaspération. Elle s'était fatiguée pour rien du tout. Au moins, elle avait eu le bon sens de récupérer les défenses, en effet. Merci Hecktor, son mentor guerrier, pour cette précieuse information.
Reprenant sa cargaison, elle sortit dans la rue et les déposa au coin d'une ruelle où elle avait déjà vu quelques sans-abris. Si personne ne voulait les lui acheter, autant que cela serve à quelqu'un.

Maintenant qu'elle était là, et même s'il lui tardait de rentrer à l'auberge où elle logeait pour se décrasser d'une semaine en forêt, il lui fallait impérativement prendre des conseils auprès de spécialistes du cochon sauvage. Purement au hasard, elle entra dans la taverne la moins engageante du quartier qu'elle n'avait que traversé en toute hâte jusqu'ici, et, malgré les regards surpris de la voir débarquer munie de son épée et de son bouclier, elle avait fait le tour des tables pour trouver des chasseurs de sanglier. Les recherches furent couronnées de succès, et elle passa une bonne partie de sa journée à parler avec ces messieurs, mémorisant la moindre astuce qu'elle pourrait aussitôt essayer la prochaine fois qu'elle irait jusque là-bas.

Après avoir refusé quelques parties de cartes, Anay se retrouva seule à sa table. L'ambiance de l'endroit était beaucoup plus agréable qu'elle ne l'aurait imaginé de prime abord, et elle se prit au jeu en déposant quelques piécettes pour une bière. Même si de visu elle était seule dans son coin, jamais elle ne fut gagnée par la solitude, tant la chaleur y était agréable.
Somnolant peu à peu, une annonce la tira de son inertie.

- Tournée générale !

Des acclamations s'en suivirent, et de nouveaux fûts furent débouchonnés. Les chopes se remplirent et furent apportées aux tables, on trinquait et on remerciait le responsable de ce généreux cadeau. Pour la mercenaire qui était sur le point de s'endormir quelques instants auparavant, elle était un peu moins extatique. Il aurait été plus sage pour elle de rentrer, puisqu'elle était si fatiguée par son voyage, et elle ressentait à grands cris l'appel d'un bon lit moelleux. Les yeux rivés dans le fond de son verre, elle contemplait le liquide ambré mousseux qui lui faudrait avaler entièrement pour rendre hommage à celui qui avait été assez aimable pour le lui offrir.

Anay leva les yeux vers le comptoir, et y vit deux personnes accoudées. Une plus forte corpulence d'un côté, et une plus fine de l'autre. L'un des deux en était l'auteur, mais elle était incapable de dire lequel. Se tâtant toujours à avaler sa boisson, elle se demanda un instant s'il était réellement poli de refuser une chope, et s'il serait bien vu de la part de tous les clients qu'elle fasse de son pied de nez. Ses lèvres se tordirent en une expression ennuyée. Elle ne pouvait refuser un cadeau, mais elle ne voulait pas se forcer à boire, surtout s'il n'y avait aucune raison à trinquer. Optant pour une solution entre les deux, elle se leva, bouclier dans le dos, épée dans une main et chope dans l'autre, et marcha vers le comptoir d'un pas lourd. La discrétion n'avait jamais été son fort.
Elle déposa son verre sur le bois du comptoir, et laissa glisser le bouclier au sol, à côté du plus jeune, ainsi que son épée. D'un sourire qu'elle voulut le plus amical possible, elle coupa probablement la conversation en cours :

« Désolée de vous déranger, messi...braves gens », commença-t-elle poliment avant de coincer devant le visage juvénile de son voisin direct.

Ses traits étaient si fins que le doute l'assaillit, ignorant totalement s'il s'agissait d'un homme, ou d'une femme. Elle s'était rattrapée comme elle put, les joues rougissantes sous l'embarras, puis reprit d'un geste nerveux qui envoya voltiger ses cheveux tressés dans son dos.

« Qui dois-je remercier pour ce verre ? »

Alors qu'il plaisantait avec son voisin de comptoir, la même jeune femme qu'il avait observé peu auparavant vient les interrompre en s'excusant. Il fut surpris de sa démarche, peut-être sous l'effet enivrant des pintes qu'il buvait depuis tout à l'heure. En effet, il était même très agréablement surpris qu'elle chercha à le remercier. Suite à l'annonce qu'il avait faite, des chopes vides s'étaient levés en l'air en son honneur et on poussa des cris pour fêter ça. Elle fut toutefois la seule à venir en personne pour le remercier.

Il se tourna vers son voisin et le scruta des pieds à la tête avant de regarder à nouveau la jeune femme. Il était amusé de voir que la réponse à sa question n'était pas une évidence. Il n'avait absolument rien à reprocher à son compagnon de boisson, toutefois celui-ci ne dégageait pas ce quelque chose que Mashoga possédait. Si l'un d'entre-eux pouvait se permettre une telle folie, il lui paraissait évident que ça ne pouvait être que lui-même. L'apparence de la jeune femme laissait deviner qu'elle avait en elle quelques particularités, sans qu'il ne sût lesquelles. De ce fait, n'aurait-elle pas pu le deviner par ses propres moyens ?
Il se mit à sourire, réalisant qu'il la faisait attendre et cela n'était convenable. Elle posait probablement la question par politesse, voilà quel pouvait être le fin mot de cette histoire.

« J'ai bien l'impression qu'il s'agit de moi ! » Dit-il en pesant sa bourse qui s'était allégée en l'espace d'une poignée de secondes. Il se tourna sur son haut tabouret, faisant ainsi face à la jeune femme. Ça aurait été un vulgaire manque de savoir-faire que de lui tourner le dos. « Je suis Mashoga, enfant de la cité des lumières, dit-il en inclinant légèrement la tête. « Il me semble bon de fêter certaines choses... » Dit-il après avoir porté sa chope à la bouche. Ce n'est qu'à cet instant qu'il réalisa que sa langue se faisait légère sous l'effet de l'alcool. Il ignorait parfaitement ce qu'il pouvait dire ou non. Embarrassé d'en avoir peut-être trop dit, il ajouta « C'est en l'honneur du corbeau que j'ai abattu ! » A ces mots, son voisin de comptoir se mit à rire.

Mashoga ferma alors les yeux quelques instants estimant qu'il parlait décidément trop. Il ne pouvait qu'importuner la jeune femme ayant eu la décence de le remercier en lui déblatérant de tels propos d'apparence incohérents. Il se massa les paupières avant de la fixer à nouveau. Son regard était entièrement lucide désormais.
Il avait appris à supporter l'alcool lorsqu'il faisait l'effort nécessaire. C'était une nécessité, du moins là où il vivait il y avait quelques jours encore. En effet, il se devait de garder la tête froide en toute circonstance. Il existait des marchands qui profitaient des soirées mondaines pour escroquer les riches de la cité. Ils avaient pour habitude de garder un même verre à la main, toute la soirée durant et incitaient les potentiels acquéreurs à boire. Ce n'était pas une légende, l'alcool rendait n'importe qui riche comme jamais. Et Mashoga en était la preuve ce soir-là.
Mais il s'était ressaisi et cela se voyait au travers de son regard.

« Puis-je à mon tour savoir qui me fait l'honneur de me remercier ? » C'est qu'il était intrigué par elle, aussi bien par ses manières que par cette allure différente.

La mercenaire attendit une réponse de la part de l'un des deux hommes, qui s'observaient - crut-elle voir - avec de larges sourires aux lèvres comme s'ils s'apprêtaient à faire une bonne blague, ou comme s'ils partageaient secrètement une pensée qui ne concernait qu'eux.
Le plus jeune et le mieux habillé lui dit en être l'auteur tout en dégainant une bourse à priori amoindrie par la quantité de verres offerts. Si tantôt elle avait eu brièvement le doute, s'interrogeant sur son genre uniquement sur son physique, maintenant qu'il lui avait adressé la parole de sa voix masculine bien que très douce, elle était désormais fixée.

Lui faisant ensuite face, il se présenta avec une politesse qu'Anay n'avait jamais vue. Ses manières élégantes la décontenança, et elle songea rapidement avoir affaire à quelqu'un de la haute société, ou quelque chose du genre. Peut-être venait-il des beaux quartiers d'Arswalt. Instantanément, elle se rappela qu'elle aussi, était issue de ce milieu mais en raison de certains événements, elle avait bien plus l'allure d'une fille de ferme que d'une jeune damoiselle bien éduquée. Sans l'avoir commandé à son corps, elle redressa aussitôt le dos. Non pas par respect, ou dans une quelconque volonté de surpasser en hauteur son vis-à-vis, mais bien parce qu'il se dégageait de lui une telle raffinerie qu'elle ne voulait pas lui donner l'impression de n'être qu'une pouilleuse avachie grossièrement.

Un autre détail, également, l'intimida. Mashoga, ainsi s'appelait-il, l'observait d'un regard singulier. Un œil vert et un œil bleu se distinguaient, dans lesquels elle se plongea pour mieux les apprécier, passant de l'un à l'autre en continu comme si elle doutait encore qu'il puisse exister pareilles merveilles en ce bas-monde. Tout récemment, elle avait fait la connaissance d'un magicien de la confrérie conquérante, qui arborait des yeux aussi jaunes que ceux d'un draven. Cette couleur atypique, elle l'avait assimilé à son état d'Élu et Anay se demanda si Mashoga était lui aussi, un Élu. Et quand il annonça qu'il avait cherché à fêter le fait d'avoir abattu un simple corbeau, elle ne put que songer à sa propre initiation où on lui avait demandé de venir à bout d'un misérable petit moineau voleur.

Désormais certaine de savoir à qui elle avait affaire, elle tira un tabouret à elle et y prit place à ses côtés.

« Je me nomme Anay, mercenaire Élu de l'Arbre », répondit-elle en s'assurant que son dos était bien droit.

Elle déposa sa chope, encore pleine et la repoussa doucement pour s'en éloigner.

« Si vous fêtez votre appartenance à notre ordre, vous me voyez flattée de votre geste mais hélas, je ne bois pas. Mon maître me conseille de garder les idées claires en tout temps. Mais cela n'entache rien à votre réussite, et je vous présente mes sincères félicitations. »

Elle ne se reconnaissait pas vraiment dans sa façon de s'exprimer. Elle se serait crue être revenue bien six mois en arrière, lorsqu'elle se prenait beaucoup trop au sérieux, et qu'elle conversait de façon arrogante et pompeuse. Pourtant, ce n'était pas le cas ici, elle n'avait cherché qu'à insuffler autant d'élégance dont elle pouvait faire preuve dans ses mots. Rien de plus.

Le voisin de Mashoga se pencha vers eux, entrant dans l'espace personnel du jeune homme, et tendit le bras pour se saisir de la chope.

- Beh si t'en veut pas, ma p'tite, je prends ! C'est dommage de gâcher, ça été payé, quand même ...

Sans réagir à cela, elle demanda à ce qu'on lui serve son sempiternel lait de chèvre, une demande qui fit éclater de rire le voisin qui en était donc à sa deuxième bière.

« Bienvenue dans la cour des grands, si j'ose dire », poursuivit-elle à l'intention de Mashoga. « Puis-je me risquer à vous demander quelle classe vous a-t-on affublé ? Magicien ? Acolyte ? »

Les suppositions qu'elle fit étaient parfaitement logiques. Il n'avait absolument pas la corpulence d'un mercenaire, ni d'un guerrier, mais elle était bien placée pour savoir que cela ne voulait absolument rien dire. Elle n'était pas taillée en armoire à glace et pourtant, elle avait été déclarée mercenaire. Même, encore une fois, ce magicien de la confrérie avait un passé de soldat et pourtant, avait été étiqueté magicien. C'était à se demander comment et pourquoi il en avait été décidé ainsi. Elle supposait que les voies de l'Arbre de la vie étaient impénétrables ...