Les souvenirs de l’Inespérée ont du mal à mettre le doigt sur l’exactitude de son enfance, ou bien des gens qui l’auraient entourés de si jeune âge au vu de son existence l'amenant à vivre au jour le jour. Les vestiges qu’évoquent ces pensées ont toutefois une odeur qui, elle, ne s’est jamais volatilisée avec le temps - celle du poivre. Il y avait un certain confort là où elle a passé les premières années de sa vie, des rires et des rides pour ceux qui avaient empêché que ce bambin ne meurt dans les rues. La fragrance poivrée qui était restée gravée dans sa mémoire était toutefois la seule et unique chose qui lui rappelait avec précision qu’elle n’avait pas toujours vécu comme elle le faisait désormais, car les ruelles et les dessous de maisons n’ont jamais eu qu’une seule effluve - celle des bas-fond. Dès son jeune âge, Inès avait vécu de peu et de rien, cherchant à acquérir parfois un repas près des tavernes en posant ses deux genoux au sol, ses petites paumes offertes et son museau redressé vers les passants, dans l’espoir que l’un d’eux daigne écouter la demande muette. Plus souvent qu’autrement, les passants avaient cette gentillesse envers l’enfant, lui offrant le peu qu’ils avaient et c’était suffisant pour croquer un sourire sur cette bouille poisseuse. En vieillissant toutefois, la générosité s’amoindrissait en laissant place à un certain dédain chez ceux qui s’autorisaient à porter leur attention sur elle et ce fut ainsi plus elle gagnait en année, créant un mépris vis à vis de son vieillissement.

-     Éh bien, c’est franchement inespéré de la voir encore là !

Ces paroles, qui n’auraient dû être si importantes aux yeux de l’Inès au vu du vide dont elles faisaient preuve, avaient toutefois créée de la chaleur dans le cœur de la pouilleuse au moment où elles avaient été prononcées en sa direction. Dans un premier temps, ces passants avaient offert un éloge quant à la ténacité de la bête qui ne désirait pas se laisser mourir, et ils avaient aussi soufflé un mot que jamais elle n’avait entendu encore - ce devait donc être de cette façon qu’elle se prénommait, il ne pouvait en être autrement.

-     Inespéré..

À la suite de son baptême tardif, la va-nu-pieds avait gagné en années, en assurance de même qu’en odeur. Dès le potron minet, elle entreprenait désormais de suivre des groupes lorsqu’ils sortaient de la ville afin d’en apprendre un peu plus sur ce qui s’étendait au-delà de ses connaissances du village. Certains retroussaient le nez par moment, sans savoir d'où venait cette flagrance loin de l’eau de rose, alors que la bête réussissait à se camoufler avec brio derrière ceux qu’elle imitait. Lorsqu’ils se penchaient pour examiner des empreintes afin de pister ce qu’ils cherchaient à chasser, elle s’en approchait par la suite pour approfondir ses propres recherches et alors qu’ils abattaient leur proie, elle ne les lâchait pas des yeux. Si bien qu’au bout d’un moment, la crasseuse avait commencé à sortir sans suivre qui que ce fut, dans l’intention de trouver elle-même les traces et de poursuivre son propre butin. À partir de ce moment, elle perdit toute l'aigreur ressentie envers son vieillissement puisqu’elle n’avait plus à mendier pour son pain.

Si ce n’était de l’incertitude de passer une bonne nuit de sommeil dans la forêt, par la faute des créatures pas toujours commodes, l’Inespérée y aurait volontiers élu domicile - ça ne l’empêchait toutefois guère d’y passer la grande majorité de son temps puisqu’elle n’avait certainement pas mieux à faire. Sa routine s’était installée d’elle-même alors qu’à chaque levé du soleil, elle s'éclipsait d’un dessous de maison ou elle avait dormi afin de passer la journée entre les arbres, la boue et l’herbe jonchant le chemin emprunté. Elle s’y sentait en sécurité la grande partie du temps, sauf bien sûr lorsqu’il était question de cerner son repas - ce qui n’était pas toujours chose aisée. Quant à sa solitude, elle ne l’avait jamais agacée outre mesure mais, quand elle en venait à se remémorer les groupes partir à la chasse, il lui arrivait d’envier cette camaraderie. La facilité à effectuer une tâche en groupe lui paraissait franchement plus pratique aussi, mais elle n’osait pas se bercer d’illusions en ce qui à trait aux fantasmes de se trouver entourré.

Lors de l’une de ses expéditions matinale, la pouilleuse n’aurait jamais su prédire ce qui allait se passer. Avec les années, ses tours de braconnage étaient devenus de plus en plus ingénieux et de moins en moins laissés au hasard ainsi qu’à la faiblesse de sa composition physique. Si elle n’avait le luxe d'avoir de gros muscles ou bien des amis, elle avait toutefois appris les ruses afin de survivre - chose qu’elle avait aussi mise en pratique lors de ses escapades. Les pièges qu’elle créait lui offraient un répit nécessaire comme il ne lui était pas possible de se faire soigner et lorsqu’elle était blessée, rester couchée dans les bas-fonds plusieurs jours durant ne l’enchantait pas plus que ça. Elle se trouvait ce jour-là donc, assise sur une branche de l’arbre près duquel elle avait creusé un trou recouvert de feuilles. La misérable attendait sans presse qu’une créature passe par là afin de mettre en œuvre la suite de son plan. Après un temps, ce fut le bruit de non pas une, mais de plusieurs créatures qui la fit sortir de sa somnolence - de ce qu’elle pouvait voir, une petite boule noire semblait se faire pourchasser par de plus grosses bêtes et elles étaient à quelques pas seulement derrière elle. Pris de panique ainsi que d’un brin de remords face à la trajectoire de l’animal talonné qui piquait en direction de son piège, l’Inespérée avait détaché la corde qui reliait son corps à la branche et entreprit de descendre à toute vitesse de l’arbre - cependant, il ne fallut que d'un faux mouvement et tout son corps s’écroulait en chute libre sous la branche qui venait de céder. La jeune demoiselle laiteuse tombait directement vers le trou qu’elle avait concocté il y avait plusieurs jours et qui ne lui était pourtant pas destiné. Un bruit sourd retentit tout autour quand son corps toucha le fond de la brèche, ce qui n’avait malheureusement pas empêché le cabot de s’emmêler les pattes et de tomber lui aussi dans le piège. Sous la surprise, les créatures à ses trousses rebroussèrent chemin en laissant derrière eux, les deux prisonniers au fond du trou.

Les deux captifs étaient restés un long moment sans bouger, si bien qu’on aurait pu croire qu’ils n’avaient pas survécu à la chute. Ce n’est qu’après quelques heures et lorsque le soleil commençait à cesser de couvrir les environs de ses rayons, qu’Inès ouvrit les yeux dans un grognement plaintif d’inconfort et de douleur. Durant les heures ou elle avait perdu connaissance, la pouilleuse avait la bizarre impression d'avoir longuement rêvé d'un arbre - elle venait de tomber de l'un d'eux, ainsi donc elle n'y porta pas trop attention. Sa petite main osseuse s’était ensuite glissée sur le pelage moite de l’animal recroquevillé sur elle, qui étira à peine son museau pour venir lui lécher le nez en guise de présentation, et ce fut la deuxième fois de sa vie qu’elle sentit son cœur se réchauffer.

Il leur fallut beaucoup de temps et de détermination afin de sortir du trou dans lequel ils s’étaient retrouvées mais, le tout leur offrit le temps d’apprendre à se connaître et de partager les restes des repas de la va-nu-pieds. Le chien avait désormais un nom, tout comme l’Inespérée en avait obtenu un il y a un temps déjà. Il lui parut tout naturel alors de prénommer son partenaire par la suite - il porterait désormais le nom de Cabot.

Quant à la pâle demoiselle, elle avait désormais un compagnon et leur aventure ne faisait que commencer. Au même moment, ses iris s'étaient posés sur une grande silhouette élancée, qui se tenait juste à côté de la brèche qu'ils avaient enfin quittés. Étrangement pensait-elle, il lui faisait penser à ce rêve d'arbre sans qu'elle puisse s'expliquer pourquoi...