Nul besoin de conteurs ou de baladins pour retranscrire et faire vivre l'histoire de cet Hyvrissien. Certains vécus se portent comme des fardeaux et transfigurent un homme. Dans les clameurs des campagnes frontalières au chaos et la souillure, un jeune garçon est né. Non pas pour devenir quelqu'un, mais juste pour faire partie d'un tout.

Rien de plus qu'un outil, sciemment mis au monde pour alimenter la scierie de Geihort. Les femmes du camp se devaient d'avoir les épaules aussi larges que les hanches ; Tant pour porter des enfants, que les plus lourdes charges ... Les hommes, fendant le bois de l'aube au crépuscule, devaient avoir autant de corne sur les paumes que les corps d'infanterie n'arboraient de plates et de mailles. "Arracher toutes ces ressources à la corruption", nécessitait un labeur aussi dur que dangereux. Les gens de Geihort n'étaient cependant pas à plaindre, plutôt a redouter. Ils maniaient suffisamment bien la cognée pour abattre bien plus que le bois.

Le jeune Athregan a grandi au milieu de ce brassage d'ouvriers et de combattants, se faisant comme tous les autres à la force du poignée. Couchant les gardiens séculaires le jour et vendant leurs carcasses à la nuit tombée, alimentant les archers, machinistes de guerre et donnant probablement vie à quelques engins de destruction ... Une ironie qui ne caresse pas l'âme de celui dont la seule préoccupation, est sa propre survie.

Il est aisé de se donner bonne conscience et de nier les évidences quand le mal reste un concept abstrait. Plus simple encore, lorsque l'on peut coller sur les moyens employés pour lutter, nombre de nuances illusoires.
En somme : La marge qui sépare un adroit combinard et un fieffé salopard est maigre ... Pencher du mauvais côté se fait avec une aisance déconcertante.

Vint ce jour, où, sans prévenir, le jeune et unique fils des Velendyr décida de franchir la ligne, désertant les rangs de la scierie. Enhardi par la fougue de ses quatorze années, galvanisé par quelques troupiers de passage et mordu par le feu de l'ambition, il intégra les rangs de l'infanterie du sud. Celui qui se contentait d'entretenir les armes, d'aiguiser et polir l'acier, travailla très rapidement la chair au fil de la lame. Appréhendant les codes et lois de la guerre ... Loin de ces visions idéalisées laissées par les combats réguliers, bien rangés ; Plus près des manœuvres subversives, des échauffourées et des escarmouches chaotiques et crasseuses.

Au portée des indicibles engeances du fléau, la cruauté n'est pas une entrave, mais un mal nécessaire. Les plus timorés n'ont pas assez de temps pour s'interroger et pas assez d'hivers à éprouver. La nature déjà impitoyable et hostile, devenant plus sournoise et sanguinaire dans les insondables ténèbres, il convient de devenir plus roué et enragé afin de triompher des épreuves. C'est ainsi qu'est né un certain "Triscare", nom ou titre, ô combien original pour souligner les trois immenses balafres qui ravinaient la joue d'un aspirant devenu homme, une âme forgée et estampillée par les griffes d'une de ces créatures lupines. Si l'on en croit certains récits, l'animal aurait même laissé plus qu'une marque dans la chair de l'Hyvrissien. Non pas l'une de ces transfigurations visibles, mais ... Quelque chose de plus insidieux.

Les années d'une équipée sinistre s'écoulèrent, voyant se cumuler les pillages commandités par de petits seigneurs avides de dompter et conquérir les terres inhospitalières. Une aspiration aussi futile qu'impossible à satisfaire, parfaitement adaptée pour faire durer et alimenter de juteux accords ; Pour que tout se déroule sans accroc ... Jusqu'au contrat de trop. Jusqu'à ce que certaines aspirations gangrènent la relative loyauté d'une poignée de frères d'armes, bien trop gourmands.

Ainsi, dans les ruines d'un village édifié autour d'une ancienne colonie minière, se sont confondues et achevées plusieurs vies. Dans les masures délabrées de Morliois, près des bouches béantes creusées dans la terre, une rapine a mal tourné. Le but de la cohorte de vandales était de "récupérer" une lourde cargaison de métaux précieux, abandonnée à la hâte par les exploitants locaux, intimidés bien sûr, par sa présence appuyée depuis quelques jours. Promesse d'une extraction facile et sans violence inutile ...
Dans les faits, une exaction douloureuse, opposant quelques travailleurs de la pierre suffisamment fous et hardis pour s'embusquer, un bras droit vendu et la présence d'hôtes indésirables dans les tréfonds des galeries, ameutés par les conflagrations. Une vision terrifiante de corps enchevêtrés et de hurlements, rythmant la progression d'une procession désorganisée du fléau.

Athregan, étendu dans la fange rouge et humide, transpercé de deux flèches, pût alors observer le monde sous un angle différent, confronté qu'il fût à un horizon vertical. Ainsi il sonda l'immensité du vide et de la noirceur, espérant s'y noyer une bonne fois ... Ce fût pourtant une lumière, qui le maintint à la surface ; Plus exactement un visage baigné dans une lueur tremblante.

Elle lui dit s'appeler Saleanne et l'écho de sa voix lui fut salutaire. Elle s'était penchée sur lui et l'avait fait glisser sur les sols profanés, comme une passeuse voguant sur des eaux obscures et méphitiques. La pèlerine avait même pansé ses plaies, mâché les herbes qu'elle avait porté à ses lèvres exsangues et donné la chaleur de son corps pour préserver le sien des morsures hivernales. Elle lui avait tout donné, alors qu'il lui avait tout pris.
Puis un matin, alors qu'il s'était presque ragaillardi, elle s'en était allée, laissant derrière elle un médaillon et foule de questions. Sur la rondelle de bois pendu à un chapelet de perles d'ébène, était gravé un arbre dont les racines et les branches envahissaient terre et ciel ; Dans sa conscience, se creusa nouvelle plaie, de celles qui ne cicatriseraient jamais.
Plus que la vie et ce symbole, elle semblait lui avoir transmis une forme d'éveil, plus douloureux et tenace qu'une gueule de bois. Le fardeau de la culpabilité couplé à une nouvelle appréhension du mal, du bien et de leurs influences. Terreau fertile pour une foi nouvelle, pour nourrir le besoin vital de combattre la profanation à sa source et mériter ainsi, ce second souffle.

Aujourd'hui, le balafré sillonne les campagnes en direction du sud, animé par un seul but : Intégrer les rangs de Subroc, effaçant au fil de la lame, dans son parcours quelque peu erratique, tout ce qui pourrait le ramener ou le rattacher à son ancienne vie.