Les Ganiwen sont des gens gentils. Fermiers proches de Arswalt, ils sont pourtant les paysans les plus aisés grâce à un accord tacite fait il y avait vingt ans, maintenant.

Ébelline Ganiwen, qui a toujours blâmé le Fléau pour son état, ne pouvait faire le plus beau cadeau qu'était en droit d'espérer son époux, Lyonnël : un enfant. Grossesse après grossesse, aucune n'arrivait à terme et se soldait par une fausse couche, plongeant les deux aimés dans le désespoir le plus total. Peut-être le Grand Arbre de Vie ne les estimait pas assez vertueux pour les bénir d'une joyeuse naissance, alors, à force de prières, ils placèrent leur dernier espoir dans cette toute dernière grossesse d'Ébelline, qui ne se sentirait plus d'échouer une nouvelle fois à son rôle de génitrice.
Mais alors que tout semblait leur sourire enfin, le résultat demeurait inchangé, leur refusant à tout jamais ce bonheur d'être parent.

Là où d'autres se seraient détourné de la foi, les Ganiwen s'y plongèrent davantage, au contraire. L'Arbre de Vie devait avoir ses raisons pour leur imposer pareille épreuve. Ainsi, quand un curieux personnage interpella Lyonnël dans la ville-basse, un jour de marché, il crut à la bonne fortune. Dans les ténèbres d'une riche maison, l'accord fut conclut, et le soir-même, le brave homme rapporta à sa femme un petit paquet de couvertures qui remuait avec force.


Anay Ganiwen était une enfant ô combien difficile, à qui il n'était pas simple de poliment convier à travailler pour la ferme. Toute action était tournée à la dérision, et au jeu. Elle n'était pas une enfant facile, et si ses parents l'avaient su, sans doute auraient-ils demandé bien plus pour l'adopter dans leur foyer.
Pas plus haute que trois pommes, elle avait déjà un tempérament de fer, à exposer des exigences et faire des caprices qu'il fallait impérativement satisfaire au risque de pousser une belle crise sonore. A croire que la noblesse se transmettait également dans les gênes ...

Pour la jeune fille, la vie à la ferme n'était pas une partie de plaisir. Constamment persuadée que là n'était pas sa place, elle pleurait le soir à la simple idée de passer le reste de ses misérables jours dans ce taudis, à retourner la terre et à ne rien faire de plus noble que de faire pousser des légumes ...
Supporter son quotidien était extrêmement douloureux, et sans doute n'aurait-elle pas traversé les âges sans ses rêveries et son étrange certitude qu'elle était destinée à mieux que cela. Qu'elle valait mieux que tous ces cul-terreux qui s'esquintaient tous les jours. Et elle était bien décidée à le prouver.

De bravades en bravades, elle n'hésitait pas à provoquer ses propres parents qu'elle voyait comme entraves à sa glorieuse destinée. La fourche de l'étable était son épée de fortune, le couvercle du tonneau de récolte de pluie était son bouclier et les meules de foin pour l'hiver étaient l'ennemi à abattre. Ce n'était pas un jeu, comme le disait ses parents : c'était un entrainement intensif. Ne pouvaient-ils le comprendre ?


Les vingt ans d'Anay marquèrent un tournant primordial dans sa vie. C'est après lui avoir offert exactement ce qu'elle voulait - un minuscule coffret à bijoux en argent - que Lyonnël lui annonça la vérité concernant ses origines. Il fut avare en détails, mentionnant à peine l'homme qui l'avait abordé et ne révélant rien sur les raisons pour lesquelles ses parents biologiques la cédaient à d'autres.
La colère l'avait fait tout renverser sur son passage. Mobilier, décorations. Tout volait dans les airs au rythme des vagues émotionnelles d'Anay. Trahie. Elle ne s'était jamais autant sentie trahie.

« Reprenez votre cadeau, je n'en veux pas ! » leur avait-elle lancé à la tête dans un excès de rage. « Vingt-ans que vous me faites torcher le cul des vaches et trimer toute l'année sous prétexte que la survie de la famille en dépend ! Vingt-ans que vous vous efforcez de m'imposer une place qui n'est pas mienne à grands coups de bâton ou de ceinture ! Et tout cela, pour être payés pour m'offrir une vie de misère ? C'est une plaisanterie ? Et pourquoi n'ont-ils pas voulu de moi ? Pouvez-vous seulement me le dire ? »

Dans la fermette, on n'entendait que ses hurlements, et le silence lourd de sens des Ganiwen affligés par sa réaction. Elle souffrait et l'exprimait du mieux qu'elle pouvait. Seulement, il leur était impossible de lui révéler les raisons de son abandon. La vérité ferait bien plus de dégâts, encore. Elle ne trouverait pas la moindre consolation à découvrir qu'elle était une enfant illégitime de la noblesse, qu'elle n'était même pas désirée et que personne jamais ne devait savoir qui était le père.

A leur silence et le manque d'excuses pour tenter d'expliquer les raisons de leurs choix durant ces deux décennies, Anay fit ses bagages ce soir-là. Ne pouvant supporter davantage leur regard, cette maison où le moindre objet affichait clairement la valeur morcelée de la prime gagnée pour la vente de son être, et ces terres dont elle ne voulait plus en sentir l'odeur ni voir la couleur, elle prit bien peu de choses sur elle. Elle s'apprêtait à passer définitivement le pas de la porte quand une pensée s'imposa à elle. Où allait-elle aller ? Où dormirait-elle ? Que ferait-elle ? La réponse était l'évidence même : elle s'offrirait la meilleure auberge d'Arswalt, et réfléchirait à son avenir. Elle était destinée à mieux, à plus grand, elle le savait. Et si ses parents, biologiques comme adoptifs avaient eu un peu de foi en elle, ils l'auraient reconnue. Demain serait un autre jour. Le début de sa grande épopée. Et bientôt, elle reviendrait conquérante, et prouverait à ces parents qui ne voulaient pas d'elle qu'elle était digne de toutes les attentions, et de leur affection. Elle leur ferait amèrement regretter leur choix, et en prendrait grand plaisir.

Elle revint sur ses pas, et se saisit de nouveau du coffret qu'elle avait refusé et le fourra dans son sac.

« Finalement, je le reprends. Tout ce que vous avez est à moi, puisque vous avez profité de cette somme conséquente. Soyez contents que je vous laisse ces lieux. Adieu ! »

Anay n'était pas sotte. Ce coffret d'argent avait beaucoup de valeur, et jamais le commerce de leurs produits n'aurait réussi à en permettre l'achat. Non, c'était bien avec ce paiement qu'ils l'avaient acquis. Si elle voulait dormir dans des draps soyeux ce soir, alors elle le ferait avec cet argent. Quant à remplir sa bourse ... elle improviserai.