Ses pas le menèrent le plus au Nord qu'ils le purent avant d'être découragés par les remous du détroit de Beldine. Daarakhar s'arrêta là et posa son corps dans une grotte littorale, la joue contre le sable blanc pour se consoler de l'inconnu. Au-dessus de sa tête, Beldine tournait jour et nuit dans ce qui semblait être une ville sans sommeil. De nombreuses embarcations s'avançaient à rythme lent dans les flots montants de l'estuaire, retrouvant des navires de grande taille qui dansaient au loin ou se perdant dans l'horizon flou d'Hyvriss. Daarakhar les suivait des yeux avec une envie tiraillée ; le jeune homme ne nageait pas très bien, et encore moins dans une eau tourmentée par les vents. Il savait pourtant que son voyage ne se terminait pas ici.

A quelques centaines de coudées de son campement, des bruits curieux grondaient d'un trou dans la falaise qui portait la cité. Quelquefois, des lueurs de torches filtraient pour se perdre dans la nuit. L'agitation qui régnait dans les bas-fonds l'avait fait renoncer à allumer son propre feu. Il connaissait les histoires étranges et sordides qui se déroulaient dans ces égouts, et son esprit l'appelait au calme et à la discrétion.

Lorsque ses provisions d'eau s'amenuisèrent, le nomade rassembla ses affaires et effaça du mieux qu'il put toutes traces de sa présence avant de revenir sur ses pas. Il longea la côte un moment, contournant Beldine dans un parcours de sable et de roches glissantes, avant de remonter aux abords de la ville. Ses constructions immenses attiraient l’œil vers le ciel et rendaient ses observateurs tout petits, impressionnés par ces architectures que la main de l'homme avait fait surgir de la terre.

Les gardes postés dans les tours carrées disséminées à intervalles réguliers des fortifications se penchaient pour prévenir en avance leurs compagnons d'infanterie de l'arrivée de convois marchands, peu nombreux en ces premières heures du jour. Lorsque Daarakhar entra dans la ville par la grande porte Sud, il s'aperçut que d'autres murailles, moins hautes et moins gardées, encerclaient Beldine pour la découper en anneaux autour du fort central. L'expansion de la cité avait commandé des élargissements consécutifs dont témoignaient les anciennes enceintes fortifiées, tombées ou détruites à certains endroits dans des trouées plus ou moins larges.

Si le garçon avait plusieurs fois fait le voyage jusqu'à Beldine, il n'avait pour autant jamais pénétré à l'intérieur de la cité. Les murs qui cachaient l'horizon l'oppressaient tout autant que les Montagnes Écorchées, et il avait toujours tenu à rester éloigné tant que la caravane se déchargeait et se chargeait de nouvelles denrées et de nouveaux voyageurs. Les yeux de Daarakhar étaient habitués à se perdre sur les grandes étendues sablonneuses de son désert et dans l'horizon infini de l'océan, non pas à se heurter aux habitations et échoppes qui bordaient les rues.

Daarakhar s'enfonça plus encore dans le cœur de la ville. Il s'arrêta près d'une fontaine finement ouvragée, dont un filet d'eau rejoignait les multiples bassins superposés jusqu'à plonger dans une vasque assez grande pour pouvoir s'y baigner entièrement. Le jeune homme détacha ses gourdes et commençait à les remplir quand un homme chauve vêtu d'une tunique liturgique le héla, moitié courant, moitié sautant vers lui. Daarakhar interrompit son geste, le regardant venir.

« Eh, là ! », commença l'autre, reprenant difficilement son souffle. « On ne boit pas ici, cette eau sert aux ablutions, pas à la déglutition ! » L'homme sourit pour lui-même.

Daarakhar approcha son nez du bassin et renifla l'eau, puis continua à remplir ses gourdes.

« Entends-tu ce que je te dis ?! », protesta le moine, sans pour autant interrompre le garçon. Ce dernier reboucha les récipients puis se pencha au-dessus du lavatorium, immergea ses mains. Il s'aspergea le visage à grande eau puis fixa l'autre de son regard imperturbable. Le religieux cilla mais ne recula pas.

« Eh bien, je suppose que tu es purifié pour l'office. Suis-moi. » Sur ces paroles, il lui tourna le dos sans vérifier si le garçon l'accompagnait.

Curieux, Daarakhar suspendit ses gourdes à son épaule et suivit l'homme de près, se faufilant entre les colonnes du cloître qui entouraient le jardin. L'homme le conduisit à l'intérieur du bâtiment. Il y faisait sombre et frais, une odeur de bois et de cire flottait dans l'air.

« Va m'attendre dans la chapelle, je reviens. » Il lui tint une lourde porte et la referma derrière lui une fois que le nomade fut entré. Le lieu était haut de plafond, lumineux et pauvre en mobilier. Des bancs couraient le long des murs de chaque côté de la pièce et, au fond, une table recouverte d'un tissu blanc en imposait par son aspect lourd et volumineux. Daarakhar s'approcha. Il laissa courir le bout de ses doigts sur le tissu fin. Un gobelet doré était posé sur un gros livre aux pages brunes au centre de la table. Le jeune homme déplaça le gobelet. Lorsqu'il fit basculer la couverture du livre, une sensation étrange s'empara de lui, lui coupant le souffle. C'était comme si un feu venait de prendre place dans le vide au creux de son estomac et réchauffait jusqu'à la moindre parcelle de son corps. Il se sentit plus vivant que jamais. Sous le choc, Daarakhar recula vers l'entrée.

Un son de cloche retentit et la porte se rouvrit à l'autre bout de la salle. Des hommes en file indienne, certains la tête couverte par une capuche, d'autres les mains jointes dans leurs manches, s'avancèrent et se placèrent sur les bancs dans un ordre précis. L'un d'eux, un grand costaud avec un air renfrogné, s'arrêta devant le jeune homme et le gratifia d'un coup d’œil peu engageant. Du pouce, il désigna la porte au nomade, semblant lui demander de sortir, lorsque l'autre revint comme il le lui avait dit et referma le battant à clé puis accrocha le trousseau à sa ceinture. Le grand type moufta silencieusement et alla s'asseoir à une place demeurée vide. Le chauve indiqua un banc au jeune homme et traversa la chapelle pour se poster devant l'énorme bouquin dont il entama la lecture.

La cérémonie avait commencé depuis peu lorsque quelqu'un se pencha pour murmurer à l'oreille de Daarakhar :

« Ton voyage ne fait que commencer. Rends-toi au port et demande le capitaine Jobb. Il te mènera au Mur. De là, continue à Arswalt. Quelqu'un t'attend. »

Le jeune garçon entendit le banc grincer derrière lui. Il se leva et se retourna, tenta de distinguer le visage de l'inconnu, mais ses traits demeuraient cachés dans l'ombre de son capuchon. Alors, Daarakhar marcha vers le chauve qui interrompit sa litanie en haussant les sourcils, récupérera le trousseau de clés et s'en alla sous les souffles offusqués des moines.



Le périple dura plus de temps qu'il ne l'eût cru, rallongé certainement par son mal de mer et, ensuite, son mal du pays. Daarakhar s'était attendu à apprécier la vie de voyageur, bercé par ses expériences de nomade, mais plus le temps passait et plus un sentiment de nostalgie l'invitait à rentrer chez lui. Il s'était interrogé quelque temps sur l'apparition soudaine de l'homme au capuchon qui lui avait donné un but, une destination à rejoindre. Arrivé depuis trois semaines à Arswalt, il l'avait attendu. Puis il l'avait cherché. En vain.

Sans le sou, l'étincelle qui l'avait animé jusqu'ici semblait s'être éteinte.

« Le destin n'arrive pas tel un présent divin, il faut... le provoquer », commença une voix d'un ton proverbial. « Mais je dois dire que t'es bien le premier à rentrer dans la salle d'initiation sans qu'on l'y autorise pour y piquer un petit somme. »

Daarakhar se leva en sursaut.

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Il est de ces visages qui vous inspirent confiance et bienveillance dès le premier coup d’œil. Ce fut sans doute la raison pour laquelle Daarakhar ne s'enfuit pas. Il resta un moment assis en tailleur à dévisager la mine affable du vieux penché sur lui. Ce dernier ne sembla pas dérangé le moins du monde de cette inspection inquisitrice. Lorsque le nomade finit par s'ennuyer, il réunit ses affaires et se leva, s'appuyant sur son bâton. L'autre le regardait silencieusement avec l'air satisfait de celui qui jauge une brave bête.

« Je t'attendais », reprit-il. Daarakhar avait plutôt l'impression que c'était lui qui l'avait attendu, qui avait attendu des jours durant que quelqu'un se manifestât depuis son arrivée à la capitale. Il ne dit rien. L'homme joignit ses mains derrière son dos et déambula lentement, le regard levé vers les hauteurs sculptées de la salle d'initiation, un sourire en coin. Ses sandales glissaient sans bruit sur le sol dallé que la lumière du jour passant au travers de larges ouvertures faisait scintiller par instant.

« Tu as dû faire un long chemin », commenta le vieux. « C'est étrange comme... » Daarakhar attendit la suite mais l'autre ne finit pas sa phrase et se replongea dans ses réflexions internes. Au bout d'un moment, il s'arrêta et ses yeux papillonnèrent jusqu'au jeune homme. « Eh bien, va ! Une mission t'a été confiée. » Il revint devint le garçon et le mena d'une pression légère sur l'épaule jusqu'à la porte, qu'il lui ouvrit. « Va ! », répéta-t-il avant de s'en aller à l'intérieur, laissant Daarakhar seul sur le perron. Le nomade fronça un instant les sourcils en se remémorant les paroles du vieux, puis, sans autre idée de comment occuper son temps, décida de se mettre en quête de la mygale.

Daarakhar avait une certaine connaissance des arachnides, présents en nombre dans les dunes de son désert. Il savait comment les débusquer et les emprisonner, leurs toxines étaient appréciées dans la concoction de certains remèdes ou poisons. Cependant, il n'avait aucune idée de l'habitat des espèces peuplant les villes. Il entreprit de parcourir les rues dont il avait eu tout le loisir de mémoriser les moindres recoins jusqu'à la nuit tombée, moment généralement plus propice à l'activité de ces animaux. Ses yeux allaient des toitures aux endroits sombres à la recherche plus ou moins précise d'une toile ou d'un cocon. Il dénicha plusieurs araignées qui n'avaient rien demandé, les écrasa dans le doute avec l'espoir que l'homme apparaîtrait derrière lui pour lui dire que sa mission était accomplie.

Sa chasse commençait à l'ennuyer ferme lorsqu'il entendit dans une rue adjacente des cris et un tumulte de mobiliers raclant le sol. Curieux, il pressa le pas et s'avança vers une sorte d'auberge à la porte d'entrée grande ouverte. Plusieurs femmes à la peau apparente étaient amassées dehors, certaines les mains devant leurs yeux, d'autres devant leur poitrine. Daarakhar raffermit sa prise sur son bâton et pénétra dans la maison.

Ses yeux s'habituèrent lentement aux lueurs des braseros qui rendaient à la pièce une atmosphère étouffante. La fumée des feux se mélangeait à celle, plus feutrée, de brûle-parfums qui dégageaient une odeur de plantes exotiques.

Ce fut là, accrochée de ses pattes velues aux aspérités du mur qu'une mygale attendait patiemment son destin.