Si Ashine survécut à de nombreux hivers, malgré une constitution faible et une santé fragile qui lui garantissaient d'être malade dès que les premières gelées pointaient le bout de leur nez, ses parents s'attendaient malgré tout à ce que la petite n'atteigne jamais l'âge adulte. Qu'ils portent toute leur attention et leur affection sur le fils n'était pas étonnant. Il avait été souhaité, espéré, prié, et finalement arrivé en bonne santé. Il était fort, vif pour son âge et très vite, faisait preuve de qualités qui un jour seraient bien utiles pour aller travailler et ainsi aider la famille d'un salaire supplémentaire. Leur espoir de voir leur situation être améliorée reposait sur les épaules du garçon. Alors, qu'Ashine vienne au monde et ne soit qu'une bouche gourmande de plus à nourrir, c'était un poids dont ils se seraient bien passé. Même si l'idée de l'abandonner dans les bois, ou de la céder à un marché d'esclaves une fois un bon âge atteint était tentante, Madame Kah ne pouvait se résoudre à pareille action, de crainte qu'un jour, l'Arbre de Vie leur retire toutes les bénédictions qu'il leur avait déjà attribuées. Ainsi, sous la peur du courroux sacré, ils firent avec sa présence, sans jamais pour autant s'attacher à Ashine. Convaincus que l'hiver prochain était son dernier, pourquoi lui donner l'amour parental que tout enfant mérite et ainsi la pleurer amèrement lorsqu'elle ne serait plus ? Pourquoi priver de nourriture un fils en bonne santé, pour améliorer la condition de la cadette qui, de toutes façons, ne survivrait pas ?

Alors, Ashine était le fantôme invisible de la maisonnée. On ne la regardait pas, on ne l'écoutait pas, on ne lui parlait presque pas, on ne la touchait pas. Sa vie était entièrement dépourvue d'émotions humaines. Elle les contemplait sur les visages de ses parents et de son frère, en simple spectatrice, mais sans jamais les comprendre. Cela lui était inconnu.
Quand elle fut assez débrouillarde, elle sortait en ville où elle errait de longues heures sans qu'on ne lui dise jamais rien. Sans qu'on ne prête attention à elle. La vie extérieure était la même que la vie dans son foyer. Elle était invisible. Oh mais elle n'était pas triste. Non, pas Ashine. Elle ne connaissait pas la tristesse. Elle ne connaissait que le vide. Et pour elle, le monde n'était que vide. Des pions qui, comme elle, traversaient tous les jours les ruelles sans que personne n'en remarque rien.
De ses escapades, elle furetait partout, souvent derrière les échoppes où on vendait des vivres. Des invendus ou des produits gâtés, elle se nourrissait, faute de manger à sa faim à la maison. Elle passait le plus clair de son temps dans la rue, armée d'un petit canif qu'elle avait retrouvé dans des poubelles et dont la lame, brillante sous les rayons froids du soleil, l'avait éblouie. Quand elle rentrait au foyer des Kah, c'était pour se blottir dans le petit coin, sur la pile de couvertures déposées à même le sol, qui lui servaient de lit. Dans l'insouciance générale de sa famille.

Un matin, furetant du côté de l'étale aux fruits qu'elle affectionnait tant, elle offrit son plus beau sourire de toute jeune fille à la commerçante qui, n'étant plus dupe de ses petits jeux de manipulation pour qu'elle puisse lui voler sa marchandise, l'envoya paitre d'un coup de balais. Ashine avait alors, pour la première fois, piqué une colère en cognant avec violence dans un vieux tonneau vide qui, une fois renversé, libéra une mère chat et ses petits. Une demi-douzaine de boules de poils roulèrent en miaulant, appelant à l'aide leur maman. Ashine, dont la colère s'était déjà dissipée devant pareil spectacle, s'accroupit et admira la famille. La chatte, en panique, rampait pour rassembler ses jeunes en les attrapant, de sa gueule ouverte, par le cou. La jeune fille, les bras croisés sur ses genoux pliés, observait la scène avec curiosité, penchant sa tête sur le côté tantôt à gauche, tantôt à droite. Un des chatons, plus petit, plus faible, plus éloigné des autres, semblait être en grande difficulté. Ashine se redressa et alla vers lui, avant de s'accroupir de nouveau et de se lancer dans une observation plus poussée. L'animal, les yeux encore clos, poussait des miaulements à peine audibles. Elle se retourna directement vers la mère qui peinait à se défaire de ses autres chatons, tétant déjà à ses mamelles. Ashine en conclut qu'elle l'avait abandonné. Si jeune et devenu déjà si inutile au monde.

La gamine se saisit du chaton, par le cou, et l'apporta jusqu'à la chatte, pensant lui rendre service, mais la mère s'en désintéressa totalement. Elle le renifla pourtant quelques instants, avant de le repousser et de le tenir éloigné de ses semblables. Elle le rejetait de sa propre portée, de sa famille. Un peu comme Ashine. Quelque part, elle aussi avait des faux-airs de chaton. Sauf qu'on ne la tenait pas éloignée, elle le faisait d'elle-même. Ce que Ashine ne comprenait pas c'était qu'en touchant à son jeune, la chatte ne reconnaissait plus l'odeur de son petit, et ne voulait plus s'en occuper.
Quelle vie l'attendait, à ce pauvre petit ? Viendrait-il à manquer à sa mère ? A ses frères et sœurs ? C'était une très bonne question. Une question dont elle était prête à apporter une réponse. Sortant son canif, elle décida de se montrer une fois encore utile. La lame vibra dans l'air, et le pelage soyeux blanc se teinta de rouge sombre, devant la plus grande indifférence. L'indifférence de la chatte. L'indifférence des chatons. L'indifférence d'Ashine.


Quelques expériences animales plus tard, Ashine était devenue une jeune fille passablement normale en apparence. Le teint toujours aussi pâlot, elle s'était débarrassée littéralement de sa famille pour laquelle, de toutes façons, elle était toujours aussi inexistante. Arswalt était devenu son terrain de jeu. Les ruelles étaient tantôt sa chambre, tantôt sa cuisine, tantôt son séjour. Elle sautillait toujours gaiement, avec pas grand chose sur le dos, souvent de vieux vêtements rapiécés, allant de quartiers en quartiers. Il y avait cependant un endroit où elle ne se sentait pas tout à fait à son aise : le quartier de la haute bourgeoisie. C'était un endroit où elle était encore plus invisible que dans la ville basse. C'était un endroit qui lui semblait froid. Austère. Et pourtant, terriblement attirant.
Elle n'avait jamais vraiment osé s'y aventurer, elle restait toujours à la limite à observer les gens qui y passaient. Ce jour-là, elle y risqua quelques enjambées qui furent interrompues nettes quand elle rentra dans quelque chose de chaud et de mou. En levant les yeux, elle découvrit un homme, richement paré, moustachu et bien gras qui la toisait. Finalement, s'était dit Ashine, il y avait pire que d'être invisible aux yeux de tous. Il y avait ce sentiment d'être indésirable. D'être un nuisible. D'être une sous-race inférieure. C'était exactement le sentiment que lui avait passé cet homme de son regard hautain. D'un revers de manche, il envoya valser la jeune fille qui se heurta brutalement la tête aux pavés marbrés du quartier, et poursuivit son chemin.

Il y avait bien longtemps qu'elle n'avait plus été autant en colère. Et elle n'en connaissait pas la raison. Tout ce qu'elle avait en tête maintenant, c'était le vide. Le vide qu'elle ressentait, et qu'elle se devait de partager. Puisqu'elle était invisible aux yeux du monde, elle profita de ce don pour suivre cet homme jusqu'à ce qu'il rentre chez lui. Il fut accueilli par une splendide épouse apparemment aimante, et de joyeux enfants affichant de larges sourires qui intriguèrent Ashine. Dans le lot, elle repéra une jeune femme d'environ son âge, mais bien mieux portante - et certainement mieux habillée. Tout ce joli tableau suscita un émoi qui était inconnu pour Ashine. Une colère insidieuse qui se transformait en rage, et dont elle ne connaissait qu'un seul moyen de s'en défaire. Alors, elle attendit que la nuit tombe, restant là, devant la maison, toujours aussi invisible pour tous et observa la vie de cette famille au travers les fenêtres béantes. Quand les lumières à l'intérieur furent éteintes, elle attendit encore puis, se glissa comme une ombre dans la nuit. La porte s'ouvrit sans le moindre bruit, sans le moindre grattement au sol. Mains jointes dans le dos, la jeune fille observa, de ses saphirs qui s'étaient fait à l'obscurité baignante, tous ces objets de luxe. Agrippant une pomme dans un saladier présenté en milieu de table, elle la croqua tout en montant les escaliers et se dirigeant à l'étage, en sifflotant.


La texture sous la lame de son canif était sensiblement différente de ce qu'elle connaissait de ses expériences sur les chats, les rats ou les chiots d'Arswalt. Plus ferme, plus épaisse. Elle aimait ça. Elle aimait cette sensation sous ses doigts. Cela la fascinait. Un liquide visqueux, épais et chaud coula et glissa entre ses doigts. L'odeur lui était familière mais ... cette épaisseur l'intriguait, une fois encore. Curieuse, elle porta un index trempé à ses lèvres et à sa langue pendant que des gargouillis gutturaux s'élevaient de la gorge qu'elle venait de trancher. Elle sourit, les yeux brillants remplis de curiosité. C’était un spectacle des plus réjouissants. Puis, le silence se fit aussi rapidement que tomba son sourire. Encore une fois, son plaisir avait été de courte durée. C’était inadmissible.

Un bruit étouffé suscita son attention sur son côté. Il provenait d’une armoire, d’apparence close. Il n’y avait plus personne dans la chambre, de toutes façons. Haussant les épaules, Ashine quitta sa position actuelle - elle était posée à califourchon sur son sujet d’expérience - et rampa vers l’armoire, canif en main. En l’ouvrant, elle découvrit cette fameuse jeune fille de son âge qu’elle avait vue plus tôt dans la journée. Si elle sourit à en dévoiler le nacre de ses dents, Ashine le laissa retomber aussi sec, n’aimant guère la façon dont elle la regardait. Les yeux écarquillés, rouges de larmes qui noyaient ses joues, il n’y avait nulle peur dans son regard. Seulement du dégoût. Ashine n’aimait pas ça. Non, vraiment pas. Sans que la colère lui monte, elle lui demanda de crier pour elle. Ce qu’elle ne fit pas. Elle insista, mais la fille éplorée ne céda pas. Alors, elle s’énerva. De ses doigts tendus par la tension de sa colère, elle s’agrippa à ses cheveux emmêlés qu’elle arracha pour la ramener au plus près d’elle, et de la pointe de son petit couteau usé et trempé déjà de sang, elle lui fit de profondes lacérations verticales, du front au haut des joues, lui ordonnant de hurler. Mais qu’importait ses désirs, l’éplorée jamais ne consentit à lui faire plaisir.


Les raisons pour lesquelles Ashine gardait Aelys auprès d’elle, à son service comme esclave, étaient multiples. L’une était que cette toute jeune fille, après avoir entendu sa famille se faire massacrer en pleine nuit, n’avait pas bronché et avait tenu tête à l’enfant des rues. Cela lui avait suscité une émotion nouvelle que le commun des mortels nommait “frustration”. Et la jeune femme, traînant derrière elle sa proie comme une vulgaire poupée dont elle pouvait disposer à sa guise, aimait à la torturer et tenter encore et toujours d’obtenir l’expression parfaite sur son visage. Son visage si parfait. Elle ne l’avait jamais vu être transformé par la souffrance, pas à son paroxysme, pas comme elle le voulait ardemment, peu importait ses efforts. Et elle s’était interdit d’attirer la mort en jouant de trop avec elle - pas question que cette garce ne lui vole son jouet en l’emportant trop rapidement ! Alors, elle l’avait prise avec elle, et lui avait tenu des propos qu’Aelys ne pouvait qu’entendre. Si elle tenait à revoir saine et sauve sa soeur, il lui faudrait la suivre partout comme un jouet. Une relation de dominant et de dominé s’installa alors entre elles deux. De maître et d’esclave.

Un an à peine après qu’Aelys soit entrée au “service” d’Ashine, à subir ses envies sournoises de la torturer et à lui obéir au doigt et à l’oeil, obligée de rabattre ses victimes et d’assister (voir parfois de participer) à ses meurtres de sang froid, la lumière purificatrice les frappa de concert. Si Aelys ne subit aucun changement notable, Ashine, pour sa part, vit son physique s’adapter. Sa longue chevelure noire blanchit et ses saphirs devinrent des rubis, comme empreints du sang de ses victimes. Elle ne fut guère choquée par cette nouvelle apparence, et n’en éprouva aucune honte, que du contraire. Par la suite, elle apprécia ce signe de la Toute-Puissance de l’Arbre qui lui donnait les armes pour poursuivre ses recherches vers le plaisir.

Un maître vint à elles, les guidant sur la voie de l’initiation au bout de laquelle Aelys se vit attribuer l’appartenance à la caste des magiciens, tandis qu’Ashine se voyait conférer des pouvoirs curatifs. C’était alors tout un nouveau monde, et de nouvelles perspectives qui se dévoilèrent aux yeux rubis de la jeune femme. Aelys était une Élue, tout comme elle, et ne faisait plus partie du commun des mortels. Elle représentait désormais bien plus que cela, une denrée rare, un cobaye de choix, un sujet d’expérimentation supplémentaire. Elle avait davantage de valeur aux yeux d’Ashine, c’était indéniable. Quant à ces pouvoirs guérisseurs, la jeune femme y vit le signe qu’Aelys devait lui appartenir à tout jamais. En ayant la capacité de soigner, elle lui garantissait une vie où la mort ne lui gâcherait plus jamais son plaisir. Elle pouvait torturer allègrement son jouet, la taillader, lui arracher des ongles, la scalper si l’envie lui en prenait, la poignarder, la transpercer de nombreux outils et objets pointus, jamais rien ne l’arrêterait puisqu’il lui suffisait d’un sortilège pour tout effacer, effacer le tableau noir que son corps représentait, et reprendre à zéro et poursuivre son oeuvre artistique. Et durant cinq années maintenant, c’est ce qu’elle fit. Déambulant dans Arswalt, nettoyant la capitale de ces pions inutiles qui se croyaient supérieurs, ces gens qui espéraient être visibles. Aelys lui servant d’appât, elle attirait ses victimes dans un coin tranquille et œuvrait pour son bonheur et celui de l’équilibre du monde. Sauf que sur ceux-là, elle n’usait jamais de ses soins : c’était une chose qui n’était réservée qu’à Aelys, et à Aelys seulement. Son jouet. Sa chose. Son bouclier. Son expérience.

Note: