Lilith n'a jamais compris pourquoi on disait de l'antique cité d'Aswalt qu'elle était la plus sûr de tout le royaume et combien étaient chanceux ceux qui y résidaient. Elle avait entendu un marchand de Beldine le dire une fois, et elle lui avait rit au nez. A Aswalt, on ne connaissait pas les dangers du Fléau, certes, mais cela ne signifiait pas qu'elle était exempt du moindre mal. Dans les bas quartiers, les plus mal famés de la capitale, elle avait apprit à reconnaître le danger, et même à se rire de lui. Sa mère, Coros, une prostitué d'un établissement miteux et mal fréquenté, lui avait appris à survivre à l'adversité et même à en tirer profit.

La première fois qu'elle s'était retrouvée confronté à la dureté de l'existence, elle n'avait que cinq ans. A cette époque, toute notion de bien et de mal, de danger et de sécurité lui paraissait des plus abstraite. Bien entendu, elle se sentait sauve dans les bras sécurisant de sa mère, entourée de cette délicieuse odeur fruitée et un peu âcre qu'elle lui attribuait alors. Elle reconnaissait avoir bien agit lorsque cette dernière la félicitait ou qu'elle parvenait à arracher un sourire à son beau visage fatigué. Et elle savait à l'inverse lorsque ce n'était pas le cas, alors méchamment corrigée à coup de balais. Leur existence, pauvre mais simple, suffisait à son bonheur. Sa mère représentait toute sa vie. Elle ne la voyait pourtant que peu. Mais qui ne l'aurait pas aimé alors même qu'elle était tant sollicité par tous ces messieurs qu'elle voyait défiler dans le boui-boui qui leur servait de foyer ? Elle n'avait pas encore la moindre idée de ce que tout cela pouvait bien signifier. Elle était aussi entourée de nombreuses femmes, aussi tendres que maternelles avec elle, si bien qu’elle ne manquait ni d’amour, ni d’attention. Un jour l'effervescence était à son comble. Un haut dignitaire, aux mœurs dès plus contestables et à l’appétit vorace, s’était présenté là. Il recherchait compagnies pour quelques jours. Et aussi riche qu'il était, il avait réservé l'établissement entier pour lui seul. Si vous parveniez à attirer son œil, il y avait là de quoi récolter moult gains supplémentaires ! C'était l'effervescence au bordel, l'attention de ses compagnes de vie étaient toute tournée vers cet étranger, et Lilith riait aux éclats de leur excitation. Que de bonheur elle voyait là ! Par chance, sa propre mère fut des élues mais cela attira l'attention sur sa propre personne.

« Qu’est-ce donc que cela ? » demanda l’homme en découvrant la jeune enfant.
« Ma fille, messire. »

Un grand éclat de rire accompagna cette réponse.

« Votre fille ! Quelle idée ! » riait l’homme, « Débarrassez-moi ça d’ici ! Je n’ai pas besoin qu’une enfant m’observe durant ma besogne ! »

Lilith avait bien compris ce que l’homme voulait là. Mais elle était ici chez elle et sa mère ne laisserait jamais faire cela. Son innocence et la confiance aveugle d’une enfant à sa mère ne pouvait envisager autre scénario. Pourtant, le beau visage de Coros s’était fermé et elle la regarda d’un air triste, mais résigné. Ainsi allait la vie. Sous ses ordres, on attrapa l’enfant et la mit dehors. Pour la première fois de sa vie, elle se montra colérique. Elle se débattit furieusement, mordant et griffant.

« Maman !! » hurlait-elle, « Pourquoi ?! Maman, aides-moi ! »
« Restes sage Lilith, ce n’est que pour quelque jours ! » l’incita l’une de ses tendres compagnes.

Elle eut beau tempêter autant qu’elle le voulut, rien n’y fit. On la mit à la porte et elle demeura à pleurer le long du trottoir. Personne ne vint la rassurer, et tous la contournait sans la voir, préoccupé par leurs propres soucis. Elle vécu ainsi, livrée à elle-même, dans le froid et la peur au ventre. Elle eut faim, très faim, mais ne parvint à obtenir quoique se soit pour se sustenter. Aucun commerçant n’eut assez pitié d’elle pour lui sacrifier une partie de son maigre revenu. Ce n’était pas les pauvres et les mendiants qui manquaient dans ces rues. Chacun ses problèmes ! Elle fut tentée de voler mais n’y parvint pas, trop apeurée par ce qu’on lui ferait si elle venait à être découverte. Près d’une semaine plus tard, elle fut retrouvée allongée dans un caniveau, recouverte de crasse et quelque peu fiévreuse. On la ramena à sa mère et immédiatement, cette dernière voulut la prendre contre elle. Mais Lilith se déroba, farouche.

« Tu m’as laissé toute seule ! » l’accusa-t-elle.
« Ne fais pas l’enfant, Lilith. » obtint-elle pour toute réponse, « Ces quelques jours difficiles nous permettrons de vivre confortablement durant un long moment. Je ne serais pas toujours là pour te protéger ! Il faudra apprendre à te débrouiller par toi-même, et non te laisser mourir dans un caniveau tel un chien sauvage. »

Et Coros avait raison. Avec l’argent qu’elle obtint de son travail, elles purent se nourrir à leur faim, et même acquérir des ressources dont elles manquaient alors. Lilith obtint une poupée. Se fut le premier -et le seul- jouet qu’on lui offrit. Elle le prit comme une récompense pour ces jours difficiles, passée seule dans la rue. On veilla à ce qu’elle comprenne qu’elle avait contribué à l’effort collectif et qu’elle en recevait sa part. Si elle garda une certaine rancœur à ce souvenir, le message était bien passé. Depuis ce jour, on ne la reprit plus à se plaindre, ni à pleurer. Elle devint plus débrouillarde, moins naïve. La poupée fut abandonnée au profit d’autres jeux. Et bientôt vint l’adolescence.

Prochainement femme faite, elle comprit bien vite ce qu’on attendrait d’elle à l’avenir. La fragrance de sa mère, qu’elle avait tant aimé petite, s’était progressivement transformée en une émanation fétide de vieil alcool. Coros buvait, souvent trop, mais Lilith ne l’en aima pas moins car elle demeurait le cœur joyeux. Elle apprit à apprécier les instants d’ivresse de sa mère et n’en riait que plus, comme lorsqu’elle était enfant, sauf qu’elle en comprenait maintenant les implications. Elle fut bientôt assez grande pour participer aux joyeuses veillées qui s’étiraient tout au long de la nuit, au rez-de-chaussée de la maison close. Si elle ne participait pas aux besognes normalement attribuées à un tel établissement -encore trop jeune- elle apportait malgré tout joie et exhalation, dansant et en chantant pour ses ‘’messieurs’’. Il y avait bien longtemps que ces derniers étaient finalement devenus des clients à ses yeux. Des clients, source d’un revenu nécessaire.

A dire vrai, certains d’entre eux commençaient même à la lorgner avec attention. Mais elle n’en avait cure. Coros lui avait apprit la débrouillardise de la plus cruelle des façons, réitérant parfois les périodes d’abandon nécessaires à sa profession -ou tout simplement parce qu’elle était trop saoul pour s’occuper d’elle- et elle en avait retenu une leçon qu’elle n’oublierait jamais. Si la vie tendait à écraser les faibles, alors elle ferait partie des forts. Belliqueuse, Lilith décida rapidement que quiconque ne la soumettrait jamais à quelque tache qu’elle n’eut acceptée d’effectuer d’elle-même. Et sûrement pas un homme comme celui qui avait brisé ses désillusions d’enfant ! Elle connaissait pourtant le risque d’une telle attitude. Si elle servait actuellement de servante -entre autres tâches- au bordel, elle n’en demeurait pas moins une bouche de plus à nourrir. Elle s’efforça donc de se montrer indispensable et ramena bientôt également le fruit de son labeur au marché, déchargeant sac en toile et caisse venues des quatre coins du royaume, ou vendant à la criée.

Pourtant, un soir, l’un des clients s’essaya à la toucher, elle avait alors treize ans. Elle se déroba avec brutalité de ses mains baladeuses, le regard assassin.

« Essayes encore seulement de m’effleurer, et je t’arrache les doigts avec les dents ! » cracha-t-elle en avertissement.

Cela n’avait pas fait rire l’homme et elle s’était fait rabrouer par la patronne du bordel. Il aurait fallu pour se faire pardonner, lui offrir ce qu’il était venu chercher. Elle s’y refusa et le ton monta tant et si bien qu’elle finit par frapper l’homme qui l’avait empoigné, et la matrone avec. Mal lui en prit, elle fut immédiatement jetée hors de l’établissement, et ce, pour toujours. Aucune de celles qui furent pour elle des mères de substitutions, ou des sœurs, ne levèrent le petit doigt. A sa grande déception.

Coros non plus n’y put rien faire, au risque de perdre sa place, mais Lilith la rassura. Elle saurait se débrouiller. Néanmoins, si elle avait connu à quelque reprises le froid et l’inconfort de l’errance, elle finissait toujours par retrouver le confort relatif de son foyer. Cette fois-ci, rien ne l’attendrait plus, pas même la sécurité d’une étreinte maternelle ou un morceau de pain rassis pour adoucir sa faim. La vie devint plus dure encore qu’elle ne l’avait été. Et plus que tout, elle regrettait l’exaltation de la fête, le soir venu. Elle continua néanmoins d’offrir ses services au marché et survit ainsi quelques semaines durant. Elle dormait sous les porches dont on ne la chassait pas, se lavait à la rivière la plus proche et revenait chercher subsistance. Il lui arriva même parfois de voler au marché, et cela sans même éprouver le moindre remord. Chacun ses problème lui avait-on répondu autrefois, et bien soit ! C’est là-bas qu’elle rencontra Egfroi. Ce qui restera pour elle autant une bénédiction que son contraire.

Paysan vivant dans les campagnes d’Aswalt, il apportait le fruit de son labeur au marché pour le vendre. Il vivait seul, ayant perdu son épouse et sa fille des suites d’une maladie contagieuse. Peste soit le Fleau ! crachait-il à cette évocation. Il ne s’en était jamais remis. Bien qu’il put obtenir des bras bien plus costauds, et vendre lui-même ses produits, il engagea Lilith pour l’aider. Ce travail, régulier et honorable, lui sauva la vie. Ou lui évita, en tout cas, d’en venir à se vendre pour survivre. L’idée de lui être redevable la chiffonnait malgré tout, d’autant plus après l’avoir vu décliner la proposition d’un solide gaillard qui l’aurait pourtant bien mieux servi.

« Pourquoi moi, Egfroi ? » demanda-t-elle ce jour-là, alors qu’elle l’aidait à disposer les sacs de blé sur l’étal, le laissant un instant songeur.
« Parce que ma fille revit à travers tes yeux. » répondit-il simplement, après un silence.

Cette idée la hérissa d’emblée. Elle n’avait jamais recherché de père, et ne voulait rien devoir à personne. Rien qui ne lui valu d’offrir une contrepartie qu’elle n’avait pas fixé elle-même. La bienveillance gratuite lui échappait totalement. Elle n'y voyait là qu'un objet de suspicion.

« Je ne suis pas ta fille ! » répliqua-t-elle avec hargne.
« Ça c’est sur ! » rit-il, « Tu n’es pas assez gentille pour ça.»

Et gentille, elle ne voulait pas l’être. La gentillesse attirait l’attention et elle s’y refusait depuis qu’elle avait manqué d’être violée par un ivrogne, un soir qu’il trouva refuge à la taverne. On ne connaîtra plus de sourire sur son visage tant qu’elle ne saurait apprendre à se défendre de l’intérêt qu’on lui porta. Elle devint plus renfermée, discrète, taciturne même, et on ne chercha bientôt plus à l’approcher spontanément malgré sa beauté.

Coros venait parfois lui rendre visite, lorsqu’elle effectuait les courses que Lilith ne faisait plus pour le compte du bordel. C’est ainsi qu’elle rencontra Egfroi et put lui rendre grâce de l’aide qu’il apportait à sa fille.

« Ne me remerciez pas, ma dame. » répondit-il avec un étrange sourire, « Votre fille est courageuse. Elle travaille bien. Et je suis sûr au moins qu’elle ne volera pas mes provisions, puisqu’elle doit les vendre. »

Lilith en fut étonnée, elle ne s’était jamais aperçu qu’il en savait tant à son sujet. Mais elle se sentit rassérénée de comprendre ce qui le poussait à l’aider. Voilà quelque chose dont elle pouvait saisir le sens. Ce n’était pas pour ses beaux yeux qu’il l’avait engagé, mais bien pour s’assurer qu’elle ne lui dérobe aucune marchandise. Voilà donc un accord qu’elle pouvait accepter sans crainte.

« Elle pourrait faire plus encore, si elle le voulait. Mais elle refuse catégoriquement de venir travailler à la ferme. »

Le regard de reproche de Coros avait fait hausser les épaules de sa fille. Quelle leçon pouvait-elle donc bien recevoir, à présent ? Elle était libre de faire ce qu’elle voulait. Cette liberté, elle commençait à y prendre goût. Et il était hors de question qu’elle y renonce pour devenir l’esclave de ce fermier, aussi bienveillant puisse-t-il être. D'autant qu'elle cernait mal ce genre de sentiment. Pourtant, elle mentirait en disant qu’elle n’accepterait pas une vie plus paisible, en compagnie de sa chère mère qui lui manquait. Une vie où elle ne serait pas dépendante du temps dehors, d’un travail harassant ou de son habilité à dérober de la nourriture. C’est du moins ce qu’elle croyait. Elle découvrit bien vite qu’elle s’était trompée.

Sa mère était souvent revenue au marché. Pour Lilith au début, et puis pour Egfroi ensuite. Les deux adultes étaient tombés amoureux, si bien qu’un beau jour, ils lui apprirent la merveilleuse nouvelle. Ils allaient se marier. Coros quitterait définitivement le bordel pour une vie dite meilleure. Une vie où Lilith aurait sa place. D’abord décontenancée par la tournure des événements, la jeune fille accepta de les suivre. Pour quitter la rue, d’abord, mais surtout pour retrouver sa mère qu’elle chérissait tant. Les premiers mois furent agréables. Coros avait ralenti sur la boisson, métamorphosée par l’amour et le bonheur. Mais la vie à la ferme n’attirait que peu Lilith et elle ne prenait plaisir qu’en chassant les bêtes sauvages pouvant s’attaquer au bétail. Une tâche qui seyait bien à la hargne qu'elle sentait croître en elle. Le travail de la terre l’ennuyait, ainsi que la traite, l’élevage et le vêlage. En fait, elle regrettait l’ambiance chaleureuse et décomplexée du bordel. Sa mère ne lui apparaissait plus si amusante, elle acceptait mal l’affection dérangeante de Egfroi. Et surtout, elle n’avait pas choisi, ayant pourtant prit goût à son indépendance. Coros et Egfroi se lassèrent rapidement de l’entendre s’en plaindre, et les tensions surgirent. Pour la première fois, Lilith en voulu à sa mère de lui imposer une vie dont elle ne voulait pas.

« Mais que veux-tu à la fin ?! » avait un jour hurlé Coros, excédée.

Lilith n’avait su répondre. La vérité ? Elle n'en avait pas la moindre idée. Elle avait donc fuit. Cette nuit-là, à quinze ans, elle connut sa première nuit d’errance volontaire. Plutôt que de la passer ramassée sur elle-même dans le froid, elle décida de se rendre à la taverne. Elle n’y était pas retournée depuis son effrayante mésaventure. Mais elle n’avait plus peur. Elle recherchait à présent le frisson, l’excitation qui manquait à sa vie. Elle recherchait la familiarité. Comme elle n’avait pas d’argent, elle se surprit à imiter ses anciennes comparses. Délaissant son comportement taciturne, elle s’efforça de retrouver la jeune fille vive et passionnée qu’elle était autrefois. Cela lui plu. Le regard des hommes ne trompait pas, elle plaisait et elle découvrit qu'elle pouvait obtenir d’eux ce qu’elle voulait pour peu qu'il s'y prit bien. Elle s’amusa beaucoup, cette nuit-là. Et elle revint souvent, goûtant aux affres de l’alcool et au plaisir des conversations, des chants d’ivrogne et de la danse. Tout ceci avait fait partie de son enfance, de sa normalité, et il lui semblait se retrouver. Mais l'âge faisant, les flirts innocents devinrent rapidement bien plus, et elle prit l’habitude de fuir l’ennui de son actuel foyer pour y retrouver le frisson d’excitation que provoquait ces rencontres, dont elle retira parfois quelques sous. Embrassant finalement ce qu’elle fuyait autrefois, parce que dorénavant, il s’agissait de son propre choix. Pour le reste, elle s’occupait à la chasse aux nuisibles sur les terres de son beau-père, qu'elle apprit progressivement à mépriser.

Lorsqu’elle eut seize ans, se fut Egfroi qui amena le sujet sur la table. Là où Coros ne voyait que rébellion innocente, ou refusait d’y voir plus, le père de famille ne comprenait pas et s’en agaçait. L’inquiétude pour cette jeune femme qu’il avait apprit à aimer comme sa propre fille primait sur tout le reste. Ses disparitions incessantes et cette rébellion affichée ne pouvaient rester sans explication. Il la suivit donc dans ses déambulations nocturnes pour y découvrir l’atroce vérité. La vie clandestine de Lilith n’avait rien d’innocente. Elle était même dangereuse et amorale.

« Tu te vends, Lilith ?! » s’écria-t-il un soir durant le repas, « Tu l’oses ? »

Lilith avait d’abord affiché des yeux ronds, stupéfaite qu’il l’eut appris. Coros avait fait de même choquée d’apprendre que les vices, dont elle s’était elle-même extirpée, s’étaient emparés de sa progéniture. Cette dernière s’était finalement mise à ricaner.

« Cela te choque Egfroi ? » demanda-t-elle, avec provocation.
« Et comment ! » s’écria-t-il en réponse, « Nous t’avons offert une vie meilleure, une vie paisible où tu aurais pu devenir- »
« Devenir quoi ?! » l’avait coupé Lilith, soudain furieuse, « Une paysanne ? Ta fille ? Tout ça ce n’est pas moi, ce n’est pas ma vie ! »
« Bien sur que se peut être ta vie, ma chérie. » intervint Coros avec douceur.
« Vraiment ? A labourer les champs, élever les poules et les moutons ? Trimer du matin au soir, pour m’écrouler de fatigue sitôt le soleil couché ? Et après ?! Est-ce que c’est ça dorénavant ma vie, Maman ? Devrais-je moi aussi épouser un fermier ? Serais-je une meilleure personne à tes yeux ? Ne me dit pas que tu as oublié qui tu es … »

Coros resta silencieuse. Egfroi lui, reprit la parole.

« Et alors ? N’est-ce pas là une vie plus honorable que celle que vous meniez avant ?! Plus paisible. »
« NON ! » hurla-t-elle enfin, « Non, elle ne l’est pas ! Qu’est-ce qu’il y a d’honorable à vivre une vie qui nous déplaît ? Tu ne sais rien de ce qu’était notre vie avant, parce que tu n’étais pas là ! Nous étions heureuse. Nous vivions dans la joie, dans l’allégresse. Nous nous satisfaisions de nous-même ! Avant toi, je vivais comme je l’entendais ! Maintenant je suis ici, enfermée avec vous et votre existence morne et ennuyeuse. Une vie que vous avez choisie pour moi !! JE N’EN VEUX PAS! »
« Notre ancienne vie ne m’a jamais comblé de joie, Lilith. » intervint Coros, la voix tremblante.

Lilith en resta muette. Les yeux ternis de sa mère s’étaient emplis de larmes, qui roulaient à présent sur son visage fatigué. Elle n’osait la croire. Ce n’était pas ce qu’elle avait vu de ses yeux, toute sa vie durant. Ce n'était pas conforme à ses souvenirs. Non, elle mentait.

« Je ne voulais que te protéger. » gémit Coros, tandis que son époux s’agenouillait prêt d’elle pour la consoler, « Je me suis parfois montrée dure avec toi, mais je n’étais pas moi-même. Je n’avais pas le choix. Il me fallait sourire pour te protéger, sourire pour continuer à avancer. Comment aurais-je pu savoir que tu … que tu y verrais là une fatalité ? Une fin en soi ? »

Bouleversée par les larmes de sa mère, elle se leva de table. Non, ça n’avait aucun sens. Ils ne comprenaient définitivement rien. La voix d’Egfroi s’éleva dans son dos.

« Tu arrêtes cela de suite, jeune fille. Ou tu devras quitter cette maison. Je refuse que tu infliges cela à ta mère. »
« Oh rassures-toi, je ne resterais pas une minute de plus dans ce taudis ! »

Le soir-même, elle avait quitté la demeure, son baluchon sur l’épaule. C’est ainsi qu’elle prit son envol.

Les premiers mois, la chasse dont elle avait fait l’expérience à la ferme lui permit de se nourrir. Parfois suffisamment pour revendre l’excédant contre quelques pièces qu’elle dépensait pour se loger, ou pour s'encanailler le soir venu à la taverne. Les mois passèrent, et elle mena l’existence qu’elle voulu, ou qu’elle croyait vouloir en tout cas. Une existence qui n’avait pourtant pas le moindre sens, et dont elle commençait à réaliser le poids. Elle se lassa rapidement de tout cela. Sa mère lui manquait parfois, oui, mais la mère qu’elle avait connu semblait s’être éteinte au profit d’une pâle copie qu’elle ne reconnaissait plus. Elle s’obstina donc sur sa voie, seule, se faisant sa place dans les bas fonds d'Aswalt. Elle attendait dorénavant son heure.

Mais son heure pour quoi, elle l’ignorait bien …