Quand Alarick m'abandonna, à quelques kilomètres à peine du Lac Vivan, une nouvelle montée de nervosité m'assaillit de part en part, s'installant confortablement dans mon estomac, me le nouant définitivement. Sa compagnie me fut salutaire, il avait joué son rôle de distraction à la perfection. A ses côtés, je n'avais pas la sensation de me diriger à l'abattoir, mais plutôt, de parcourir Naggaroth avec un ami - bien que je n'étais pas certain de la nature de notre relation pour l'heure -, à vivre une belle aventure et à chasser les créatures qui avaient l'impudence de nous barrer la route. Maintenant qu'il ne restait plus que Douce et moi, le silence était retombé et il était difficile de penser à autre chose qu'à cette déplaisante rencontre.

Il me restait encore une belle journée et demie de trajet à faire avant d'arriver à Hautmont, et je décidais de m'arrêter dans un petit hameau que je connaissais bien pour m'y être arrêté quelques fois, en arrivant ou en partant de la forêt du grand noyé. Il ne s'agissait que d'une demi-douzaine de baraquements, une taverne, une auberge totalement déserte et un moulin. Ce dernier n'avait plus fonctionné depuis des années, des décennies même à en juger par l'état de ses ailes. Et de toutes façons, si il y avait eu à proximité de mon village d'enfance un moulin fonctionnel, cela se serait su !
Hautmont était un peu un village abandonné de la grande ligne qui reliait Hyvriss et Arswalt, et était le grand oublié des voies commerciales. Personne ne voulait avoir à faire avec l'ancien seigneur de l'époque, qui avait un caractère de chien et qui préférait taxer encore et encore ses gens pour acheter sa survie. Je me demandais si les choses s'étaient améliorées depuis que Lucia avait pris la suite de son père ... J'imaginais que je n'allais pas tarder à le découvrir.

Je posais mes affaires dans l'auberge déserte, surprenant le tenancier par ma présence. Le pauvre s'ennuyait ferme derrière son comptoir, et il dut se frotter les yeux à maintes reprises pour s'assurer que je n'étais pas un fantôme. Je lui louais une chambre. Il fut moins réjouis en découvrant la présence de Douce qui, selon lui, avait sa place à l'étable et non dans une chambre, mais ce n'était pas un problème qui ne pouvait pas être réglé d'une pièce d'or supplémentaire. Où que j'allais, elle me suivait, c'était non-négociable.
La pièce louée était très loin d'être coquette et l'odeur forte de renfermé prit d'assaut mes narines quand j'en eus passé la porte. instinctivement, je marchais d'un pas lourd jusqu'à la fenêtre que j'ouvris en grand pour rafraîchir. Les derniers rayons du soleil pénétrèrent à l'intérieur, et souligna à mes yeux toute la poussière qui s'était accumulée en ce lieu. Douce bêla de mécontentement, et pour un peu, j'aurais pu traduire en langage humain sa contrariété : pas question que je reste ici dormir.

« Ca va, ce n'est que de la poussière, Douce. Tu dors bien dans les mines de cuivre des Montagnes Célestes, c'est tout aussi poussiéreux. Et puis, ce n'est que pour une nuit. On ne va pas se plaindre d'avoir un toit au-dessus de notre tête et un lit, quand même ! »

Le toit, d'accord. Le lit ... c'était une autre paire de manche. Je soulevais le drap et le secouais vivement pour en ôter toute la poussière, et Douce éternua à plusieurs reprises, non sans me jeter un regard noir. Je m'excusais rapidement d'un oups et m'y allongea pour en tester tout le confort. Le matelas était percé de partout, et était surtout très dur. On aurait juré que je reposais d'une vieille botte de foin qui avait connu trop d'hivers dans l'étable. Et peut-être était-ce le cas, mais je n'osais pas vérifier. Douce s'installa près de moi et fit sa toilette, comme l'aurait fait un chat. Ce comportement m'étonna grandement, je ne pensais pas les boucs si soignés, mais plus rien ne m'étonnait avec elle. Elle n'avait plus rien d'un animal sauvage, elle n'avait même plus rien d'un cornu traditionnel, c'était un familier d'Élu. Je n'étais même pas certain que ses réactions, beaucoup trop souvent humaines, soient normales. Alors qu'elle mime un félin domestique ne devait pas être si étrange que cela.

Si elle s'endormit rapidement après ça, moi, ce n'était pas la peine d'y compter. Demain, à la même heure, je serai à Hautmont et j'aurai peut-être le fin mot de tout ceci. Je me redressais et allais jusqu'à mon sac d'où j'extirpa papier et tabac. Tirant une chaise jusqu'à la fenêtre béante, je me roulais cigarette après cigarette, observant le soleil disparaître et le ciel parsemé d'étoiles. M'allumant une première roulée, je consentis à rouvrir cette damnée lettre que j'avais fourré tout au fond de mon sac, et que je n'avais plus ressortie depuis des semaines. Il était peut-être temps pour moi de la relire ...

Coinçant la cigarette entre mes lèvres, je fouillais mes affaires, soulevant la baguette sculptée et offerte par Alarick, je dus plonger ma main tout au fond du sac pour aller rechercher le feuillet chiffonné et maltraité. Toutes ces semaines, depuis je l'avais en ma possession, il aurait été si simple pour moi de brûler cette missive et de faire comme si jamais elle n'avait existé, comme si jamais je ne l'avais reçue. Mais cela ne changerait rien au fait que je l'avais lue, et que si je n'allais pas rejoindre Lucia pour m'assurer de la véracité de ses propos, je vivrai pour toujours avec ce doute sur les épaules. Tirant une bouffée et l'expulsant vivement pour me donner du courage, je dépliais la lettre et la déployait devant moi pour en relire le contenu.

Très cher Iain, ....

Je levais les yeux au ciel. A d'autres. Hypocrite.

... Je me doute que tu n'as pas la moindre raison de lire ceci, sachant la manière un peu brutale avec laquelle nous nous sommes séparés ...

Ouais. Un "peu". Tu m'as jeté pour un mercenaire en armure, m'annonçant que vous étiez fiancés et que tu m'as menti dès le début ... Connasse.

... j'espère néanmoins que tu liras ces lignes malgré tout car c'est très important. Je ne peux décemment pas t'oublier ...

J'eus un rictus aux lèvres. Ah. Ouais. Je me rappelle qu'à la première lecture de ce torchon, je m'étais surpris dans un premier temps à jubiler de l'imaginer souffrir, puis, à espérer qu'elle me supplie de revenir dans sa vie. Crétin que j'étais.

... et pour cause, ce que nous avons vécu n'était pas rien. Je sais que tu ne vas pas me croire ...

Bingo.

... mais pourtant, c'est la stricte vérité. Sincèrement, je t'ai toujours porté une intense affection et que cela ait été mal ou pas, nous avons partagé bien des choses. Là où tu m'as offert l'entièreté de ton cœur ...

Et de mon âme. Que tu as brisée en mille morceaux.

... je t'ai offert mon corps. Je ne peux nier ce fait. Je ne peux nier avoir partagé mon lit avec toi. Je ne peux le nier, d'autant plus que de nos ébats est né un fils.

Putain. Ca me faisait toujours aussi drôle de lire cette seule phrase. Il n'y avait qu'elle pour dire aussi crument la vérité dans toute sa splendeur. Pas le moindre état d'âme, pas la moindre considération pour la personne en face. Un fils.
La colère refaisait surface. Cela faisait combien de temps maintenant que j'avais quitté Hautmont ? Cinq ? Six ans ? Et c'était seulement maintenant qu'elle me l'annonçait ? Un fils. Était-elle seulement certaine qu'il était de moi ? Allez savoir ce qu'elle me cachait d'autre, après tout. Elle m'avait fait miroiter une histoire d'amour, elle m'avait fait croire que nous allions passer toute notre vie ensemble, et un beau jour, elle m'annonce avoir été fiancé tout du long. Qui sait si, sur le côté, il n'y avait pas le palefrenier du domaine, le page qui la suivait partout, le tisserand, ou je ne sais quel pécore dans ce village de merde qui lui étaient également passé dessus ? Hm ? Pourquoi forcément, il serait de moi ? Et puis, elle était mariée maintenant. Ne pouvait-il pas être de son cher et tendre ?

Je pris le temps d'achever ma cigarette, luttant plus férocement encore pour ne pas éteindre mon mégot sur le bout de papier, et le brûler séance tenante. Mais je n'en fis rien. Je jetais le reste dehors, et repris ma lecture.

... Il s'appelle Rowan et je le ferai parvenir jusqu'à chez toi.

Ouais. Ce fichu gosse qui avait débarqué un jour chez Rufus, et Dahn. Pas étonnant maintenant pourquoi ils avaient eu ce comportement étrange quand j'étais rentré, et qu'ils voulaient absolument à ce que je passe du temps avec lui. D'ailleurs, comment elle avait su où je me trouvais ? Je m'étais déjà posé la question, et je m'étonnais même de ne pas avoir reçu la visite de quelque chasseur de prime, mais rien. A croire que ses espions étaient plus efficaces que tous les gars qui étaient à mes trousses ... Ou alors, comme je l'avais déjà soulevé, Rufus et Dahn m'avaient trahi.

... Pour des raisons qui n'appartiennent qu'à moi, je ne peux le garder. En tant que mère, je te supplie de prendre soin de notre enfant. Il sera bien mieux avec toi qu'il ne le serait jamais avec moi.

Mais bien sur. C'était évident. Quel enfant n'a pas besoin de sa mère ? Prends-moi pour un con, encore. Pfffiou, non mais je te comprends Lucia. Offrir le luxe et la belle vie à un gosse, c'était horrible comme condition ! Il serait bien mieux avec un type qui roulait sous les tables, qui comptait fleurette avec toutes les putes d'Arswalt et qui chassait du monstre toutes les semaines des monstres pour sauver Naggaroth. Ce n'est rien, colle-moi un gosse dans les pattes. Assure-toi qu'il n'ait pas la moindre éducation, qu'il vive entouré d'homme et qu'il se pose éternellement la question de savoir pourquoi il a été abandonné de sa mère.

Je chiffonnais une fois de plus la lettre, et cette fois-ci, je n'y tins plus. Il ne restait plus que ses sincères salutations et ses espoirs que je me porte bien, de toutes façons. Je claquais mes doigts et la boule de papier s'embrasa en un rien de temps. Je refermais le poing dessus pour étouffer le feu et laissais les cendres s'éparpiller au gré du vent.
J'avais tellement de questions. Et cette lettre ne m'apportait aucune réponse. Lucia ignorait que j'arrivais, et franchement, je me foutais de savoir si elle allait bien le prendre ou non. J'avais des choses à dire, et en toute franchise, le fait qu'elle cède son enfant d'une simple lettre relevait d'un courage inexistant chez cette femme. Alors, j'espérais bien l'embarrasser et lui arracher tout ce dont j'avais besoin de savoir. Elle aurait beau me fermer ses portes, je les défoncerais s'il le fallait.
Au moins, dès demain, ce chapitre de ma vie serait définitivement clos.

Quand je quittais l'auberge aux aurores en gratifiant le tenancier d'une belle pièce d'or supplémentaire - ma générosité n'avait aucune limite et ce pauvre bougre en avait bien besoin -, je remis mon sac sur l'épaule et invita Douce à me suivre d'un mouvement de tête. La route n'était plus si longue, mais nous n'étions pas prêts d'arriver non plus. En partant si tôt, nous étions sûrs d'être à Hautmont pour midi. Je m'allumais ma première cigarette de la journée, celle sans laquelle je ne pouvais être de bonne humeur, et commença à tracer ma route.

Les décors et paysages n'avaient, décidément, pas beaucoup changés. Je m'étais déjà fait ce constat lorsque j'avais quitté Hyvriss pour monter à la capitale. Je ne croisais quasiment personne. Quelques braconniers, peut-être, qui levèrent à peine la tête lorsque je passais à leur côté. Les gens du coin étaient toujours aussi sympathiques. Quelque part, cela me plongeait dans une profonde nostalgie de voir que le monde avait beau continuer de tourner, le temps semblait comme s'être figé dans cette région. Je fis une halte après deux heures de marche, posant mon séant sur une grosse pierre, au pied d'un esseulé chêne. Douce gambada pour se sustenter, - je ne lui avais pas beaucoup laissé l'occasion de le faire sur la route comme elle se devait de me suivre à bonne allure -, et j'en profitais moi aussi pour mâchouiller un morceau de bœuf séché. C'est là qu'au gré du vent, j'entendis résonner des chants humains, et s'approcher toujours plus de moi. Intrigué, je regardais dans la direction d'où je croyais entendre ces sons et vis arriver une troupe, toute joyeuse et chantante. Ils arboraient tous une tenue similaire, soit une longue tunique qui avait des faux airs de robe, d'une couleur unie - tantôt verte, tantôt rouge -. Poursuivant leur chant, ils s'arrêtèrent néanmoins devant moi, m'offrant de larges sourires. Je le leur rendis avec beaucoup de malaise.

Quand ils s'arrêtèrent, l'un d'eux, un petit homme maigrelet à la voix nasillarde m'apostropha.

- Bien le bonjour, jeune homme ! Nous sommes la troupe des joyeux drilles ! Nous parcourant Naggaroth pour distribuer de la joie ! Vous avez l'air bien accablé. Pouvons-nous vous chanter quelque chose ?

Le fait qu'il soulève que j'avais l'air accablé renforça mon sentiment de nervosité quant à l'approche de Hautmont. Il n'attendit pas que je lui réponde - car assurément, j'allais les envoyer balader -, et secoua sa main pour indiquer à sa troupe de commencer à chanter. Aussitôt, le malaise s'intensifia. J'étais là, comme un con, morceau de viande séchée au coin des lèvres, à regarder des abrutis danser en robe de velours, avec des sourires benêts aux lèvres ....

 


Par le Fléau, cette chanson n'avait pas de fin ... et j'ai bien cru mourir de honte tout du long. Ils étaient si fiers, à annoncer la fin du mal comme si c'était déjà fait. Ils vivaient dans leur petit monde, ceux-là. M'enfin. Si des gens étaient prêts à payer pour entendre ces conneries, et se sentir mieux ... qui étais-je pour les juger ?
Quand ils s'arrêtèrent, Douce m'avait déjà rejoint et avait posé son arrière-train au sol, observant avec curiosité tout ce monde devant elle. Un silence encore plus gênant s'installa ensuite, silence qui ne fut brisé que lorsque le chef de troupe - je le supposais - me parla.

- Alors ? Ne vous sentez-vous pas déjà de meilleure humeur ?

Mon gars, t'es mignon, mais mon humeur ne peut être rendue meilleure qu'à grand coup d'alcool et de cuisses à ouvrir ...

« Oh oui, c'est certain ... », répondis-je sans parvenir à cacher toute l'ironie de mon propos.

- Je vous sens hésitant ... peut-être pourrions-nous chanter autre chose ...

Ah non ! Ca ne va pas recommencer !! Pas question !
Je bondis comme si j'avais été piqué aux fesses par un insecte, et fouilla aussitôt dans ma bourse.

« Non non non ! Ne vous donnez pas cette peine, mon ami. Tenez » je lui tendis deux pièces d'or dans la paume de sa main « prenez et cass... allez distribuer la joie à autrui ! Mission accomplie ici, je vous remercie ! Vous avez ... définitivement rendu ma journée bien meilleure ! Au revoir ! »

Je repris à la vitesse de l'éclair mon sac, l'accrocha à mon épaule, et fila sans demander mon reste, Douce sur mes talons, tandis que le petit homme me remerciait encore et encore, mais insistant toutefois pour une dernière chanson. J'avais forcé l'allure, jusqu'à courir presque, mais j'entendis malgré tout quelques échos d'une chanson dont je ne compris pas les paroles.

Remarque: