Hestia est née avec une seule certitude : elle n'était pas comme les autres.

Elle ignorait de quelle manière, elle ignorait pourquoi, mais elle en était sûre. Et cette impression s'est renforcée dans son enfance, quand elle a enfin été en capacité de comprendre ce que sa grand-mère radotait tout le temps :

- Tu sais ma fille, dans la famille les hommes finissent toujours par claquer.

Et effectivement chez les Delarose, les hommes ne faisaient pas long feu. Son grand-père d'abord avait été retrouvé raide mort dans le lit de la voisine, son cœur n'ayant sûrement pas supporté la fougue et la passion de cette dernière. D'après sa grand-mère, c'est simplement le retour de bâton pour ne pas avoir tenu sa promesse de fidélité. Hestia ne se risquera pas à émettre un jugement mais ne comprendra jamais pourquoi son père à elle finira par partir quelques années après sa naissance. Au fond, elle ne saura jamais s'il est mort ou enfui, parti ou fauché sans merci. Et Hestia, déjà à cette époque, détestait les questions sans réponse.

La gamine a eu une enfance sans drame, presque sans pleurs dans les campagnes hyvrisiennes. Elle s'est très vite occupée des champs que les femmes de la famille ont pris sous leur responsabilité et elle ne s'est jamais plaint. Elle aimait le goût du travail, manger ce qu'elle cultivait de ses mains, l'indépendance. C'est sans doute pour cette raison qu'elle fut aussi surprise d'apprendre qu'on l'avait fiancée à un riche marchand de la ville. Elle n'y avait jamais mis les pieds, elle ne connaissait pas cet homme, on lui avait appris à vivre seule, elle n'était pas préparée à ça et n'avait pas envie de le devenir. C'est à grand renfort de cris et de sanglots qu'elle protestera jusqu'à la fin, jusqu'à ce qu'on mette ses fesses sur un cheval et qu'elle vit la ferme familiale ne devenir qu'un tout petit, tout petit point au loin.

Le reste est confus, on dira qu'elle a fait son mieux. Elle avait quinze ans et lui trente, elle était naïve et lui non. Sa famille l'avait vendue contre une jolie somme d'argent et Hestia n'a jamais réellement compris pour quelle raison. Elle était désorientée, perdue et elle détestait Hyvriss. Autant dire que tous les ingrédients étaient réunis pour que ce mariage soit un succès.
Et pourtant ce n'était pas si terrible, pas au début du moins. Il voulait très vite un héritier et elle ne savait pas trop quoi en penser, elle voulait surtout qu'on arrête de la scruter sous tous les angles comme si elle n'était rien d'autre qu'une vache de trait. Ça ne s'arrangea pas avec sa grossesse qui survint quelques années après, trop tard selon les dires de certains. Néanmoins ce temps lui permit d'avoir un moment de répit, quelques instants où elle apprit à lire et compter auprès de son époux qui finalement, ne lui déplaisait pas. C'était une entente cordiale, pas de passion ni d'envolées lyriques mais une rationalité propre à ce qui avait fait leur union. Cette enfant elle ne l'avait pas voulue mais elle l'avait aimée, vraiment. Beaucoup et sans condition. Tout aurait différent si elle n'avait pas été de constitution aussi fragile, si petite, toujours malade, presque constamment alitée. Ça ne lui convenait pas, à lui. Il lui fallait un enfant solide pour prendre la relève de son commerce à sa mort. Irna n'était pas cet enfant et le corps d'Hestia avait été éprouvé par l'accouchement, un autre pourrait la tuer à supposer qu'elle soit capable de retomber enceinte.

Inutile.

C'est ainsi qu'elle fut étiquetée, elle comme sa fille. L'homme qu'elle avait appris à apprécier devint froid, distant, de plus en plus mécontent d'elle et de son corps déficient. Et Hestia, ça commençait à la fatiguer de devoir s'excuser pour quelque chose qui n'était pas sa faute. L'état de sa fille à vrai dire, était bien la seule chose qui la préoccupait. Et cette sensation d'être spéciale, cette flamme dont elle était persuadée d'être le réceptacle, elle pria pour qu'elle se réveille. Qu'elle se réveille, qu'elle se manifeste enfin et sauve la gamine.

Mais elle n'en fit rien.

Irna mourut peu après ses quatre ans d'une énième affliction, Hestia en avait alors vingt et un. Elle n'était pas parvenue à enfanter de nouveau et les coups s'étaient mis à pleuvoir un an avant. C'était vicieux, jamais trop brutal, jamais frontal, un poignet malmené, un menton un peu trop serré, une façon de lui rappeler à qui elle appartenait. Elle était restée au chevet de sa fille jusqu'à la fin et se pensait morte lorsque son dernier souffle fut expiré. Elle ne l'était pas. Elle le regrettait.

Son mari perdit la vie peu de temps après sa fille, dans des circonstances fort mystérieuses. On le retrouva sans souffle, étendu dans son lit, paisiblement. Personne ne soupçonna sa veuve pour la simple et excellente raison qu'elle était bien trop gentille, bien trop bonne pour avoir de telles pensées, leur couple bien trop joli pour finir ainsi. Bien trop gentille, puis :

- Vous savez dans ma famille, on n'a pas beaucoup de chance. Les hommes finissent toujours par disparaitre.

Elle a repris le commerce de son mari après ça, un an, deux ans à vendre des minerais aux nantis de ce monde, deux ans à se noyer dans les chiffres, à s'oublier dans l'alcool et des bras rassurants l'espace d'une nuit ou deux. Elle a grandi à ce moment là, elle a pris pleinement conscience de son potentiel, de ses moyens. Du fait qu'elle n'avait besoin de rien et surtout de personne pour vivre. Hestia a fait fructifier son commerce, a géré le tout d'une main de maître. Elle a presque fini par s'en remettre, presque.

Et un soir, elle a tout laissé tomber. Elle a vendu sa maison et s'est acheté une jument, une jument fort courageuse avec qui elle arpenterait le continent, irait chercher tout ce qu'elle a manqué. Quelque chose de plus grand, à n'en point douter.